Journal de prison

 

Journal de prison

M.A.C. de Reubeuss – Dakar - Sénégal

 Par  Ousseïnou Cissé

Bienvenue à la M.A.R.

 

« Sans la liberté de penser, il n’est pas d’éloge flatteur » Beaumarchais

« On peut juger du degré de civilisation d’une société en entrant dans ses prisons » Dostoïevski (un toubab blanc)

Le bus pénitencier transportant les inculpés du tribunal à la prison s’immobilise devant le portail. Derrière lequel s’arrête le droit et la loi. Entrez en rang par ce portail par lequel on vous dirige vers un coin isolé de la prison. En allant vers cet endroit, j’ai pu lire sur un mur devant moi, cette phrase : « la récupération d’un homme n’a pas de prix ». « Ah bon ?, puisque je suis là pour être récupéré, donc c’est bon ! » Me suis-je dit.  Nous tournons à gauche pour aller dans un long couloir, en tournant à nouveau par la droite. C’est une longue allée coincée entre le mur extérieur et un autre mur d’enceinte. On ne voit plus le ciel à l’horizontal, mais à la verticale. Les murs ont 7 mètres de haut. On est encore loin des cellules. C’est seulement la première enceinte de la prison. La véritable entrée commence par la fouille.

C’est le premier spectacle, des plus humiliants, auquel on doit, malgré soi, assister et participer, quand on vient juste d’arriver. Un choc traumatique duquel nul ne peut sortir tout  à fait indemne.  Les nouveaux arrivants sont alignés sur plusieurs mètres selon le nombre, et on demande à chacun de se mettre nu comme au premier jour de sa vie. Inutile de poser les mains sur vos parties intimes pour les cacher, on vous ordonnera de les enlever, l’humiliation étant comprise comme faisant partie de la peine à purger. Et la fouille peut commencer, d’abord par les vêtements qui gisent à vos pieds. Ensuite, chaque orifice du corps sera inspecté. On vous demande de vous appuyer contre le mur, bras et jambes écartés… Les porteurs de dread-locks (coiffure rasta) sont systématiquement rasés, car l’administration mise en place par les toubabs noirs ne supporte pas cette coiffure ! Pour elle, c’est un look de rebelle et de bandit. Alors que les toubabs blancs le tolèrent chez eux.

Après la fouille, tout objet supposé suspect sera confisqué, montre, lunettes, argent liquide, agenda, gris-gris, bagues, bracelet, portefeuilles. Après la fouille et la saisie des objets, on se rhabille, en rang, direction un petit bureau où l’on entre un à un pour décliner son identité, raisons d’incarcération, prise d’empreintes digitales. La moindre lenteur peut être vue comme un acte de désobéissance, et vous valoir aussitôt harcèlement, menaces, quand ce n’est pas un passage à tabac. L’endroit est sinistre ? On sent quelque chose de terriblement louche planer dans ces lieux. L’âge du bâtiment, le drapeau national délavé,  la tenue en haillons des gardes, l’atmosphère tendue, le temps qui s’arrête, l’activité et l’ambiance, tout raconte la souffrance qu’on vit dans ce temple de la punition. Même les gardes souffrent, parce que mal payés, mal habillés, et mal respectés par leur employeur, ils retournent cette rancune qui se mue en haine contre les gardés. De gardes, ils deviennent bandits et racketteurs. Un garde, c’est la brutalité en uniforme. La violence et l’arbitraire sont monnaies courantes…

 

 

 

 

Le 21 mai 2003, je me suis retrouvé à la Maison d’Arrêt de Reubeuss (M.A.R.) pour un séjour de Quinze jours. Mon délit, selon madame le juge Marie-Odile Thiakana, du tribunal de Dakar, c’est d’avoir levé mon doigt pour demander à lui parler. Pour elle, par mon geste déplacé, j’ai troublé son audience. Juste en voulant lui demander la parole, madame le juge d’instruction a donné ses instructions à deux gardes, de m’emmener à la cave. Le cachot du tribunal où les présumés coupables attendent d’être jugés. Au bout de trois heures, on vient me chercher. C’est madame Diop, le procureur, impassible avec son air de tenancière de maison close, qui a prononcé ma peine en martelant : « quinze jours fermes ! ». Cette dame balaise, malgré ses belles rondeurs a un air très méchant. Toutes les deux, madame le juge et madame le procureur, ont cru bien faire leur travail. Aucune trace de remords sur leurs visages avant de m’envoyer aux mains des gardes. Madame le juge me dit devant toute ma famille :

 

-        « Tu croyais que j’allais te laisser repartir comme ça ? Ce serait trop facile ».

 

Sa condamnation est proportionnelle au mépris qu’elle avait pour nous. Et si j’avais tenté de protester contre cette peine insensée, elle m’en aurait rajouté une autre semaine ou un mois, me dira-t-on plus tard.

 

L’accusé en question est un membre de ma famille. Marié et père de trois enfants. Il a été traduit en justice pour délit de recel en rachetant des produits pharmaceutiques soi-disant volés dans une office de pharmacie à Louga, ville située à 200 km de Dakar, afin de les revendre. Le propriétaire de cette pharmacie ne s’est pas présenté une seule fois au tribunal. Son avocat le faisait à sa place. Pourtant, à la place des produits volés, la police a trouvé sur l’accusé des médicaments, non seulement génériques, mais des échantillons portant la mention : « pas à vendre ». Donc il va sans dire que ce n’était pas le produit appartenant au pharmacien. Il fallait absolument à la police un coupable. Même la mention « pas à vendre » est une mesure difficile à respecter dans un pays où le système de la débrouille est le seul pourvoyeur d’emploi.

L’accusé a été arrêté quand même en attendant de retrouver vrais voleurs et vrais produits. Ca aussi c’est facile, n’est-ce pas, madame le juge ? C’est ainsi qu’au jour du mercredi 21 mai, il était en sa deuxième semaine de détention, et à sa troisième parution devant le juge, madame « la justicière », tenait à le garder tant que la police ne retrouvait pas les voleurs et les produits en question. Ma famille, c’est à dire nous, les proches du prévenu, et surtout sa femme, ne dormions plus. Ses enfants refusaient la nourriture et maigrissaient à vue d’oeil en se désintéressant petit à petit du chemin de l’école, ne voyant pas leur papa rentrer à la maison. Il faut dire qu’il risquait d’y rester encore et toujours comme beaucoup de cas que j’ai rencontré en prison. Nous avons ici le cas de la fable du loup et de l’agneau : « si ce n’est toi, c’est donc un des tiens ». C’était le dindon de la farce.

J’avoue sincèrement qu’en levant mon doigt, je ne savais pas que j’étais à un doigt de la prison. Moi le naïf, croyant que la justice sait ce qu’elle fait. Je comptais simplement et calmement attirer l’attention de madame le juge, pour qu’elle ne fasse pas n’importe quoi. Ne pas encourir le risque de jouer avec la vie d’un responsable de famille dont une dizaine de vies humaines dépendaient. Car aucune charge sérieuse ne pesait contre lui. Je souhaitais qu’elle comprenne ce qu’est la liberté provisoire, en attendant d’y voir plus clair, mais non !

Qui ne connaît pas au Sénégal le marché informel des médicaments où l’on vend trois fois moins cher qu’en pharmacie et où se ruent trois quarts de la population dakaroise. Même beaucoup des fonctionnaires de l’état (ces rares citoyens ayant droit au travail fixe et sécurisant) durant le creux du mois, viennent s’approvisionner à ce marché noir sis avenue Blaise Diagne.

Ce membre de ma famille n’a pas un travail au salaire mensuel, encore moins une sécurité sociale. Il gagne au jour le jour, selon les jours... Sachant que pour survivre dans la « séné-galère », il faudra faire quelque chose, il s’est soumis comme 75% des « séné-galériens » aux rudes lois de la débrouille. Le tribunal lui reproche d’exercer un métier sans droit ni formation. Mais qui dit débrouillardise dit autodidactisme. En résumé, son tort est de n’avoir pas attendu la fin interminable de ses études universitaires et de décrocher un boulot « respectable », pour être quelqu’un de respecter. Je rappelle que l’accusé était étudiant en 2ème année d’anglais pendant l’année « chaude » de 1988 (année universitaire blanche) : élections présidentielles truquées, trois mois de couvre-feu et de répression policière, grèves générales fréquentes, etc... Son militantisme actif dans le parti d’opposition (celui de l’actuel président) ne lui avait pas facilité les choses. Et la police le recherchait activement, au point que ma mère l’avait sommé de déménager au plus vite du campus universitaire.

Aucun gouvernement n’a jamais mis sur pieds un système de sécurité social au profit des populations, qui n’ont que ceux hérités des traditions séculaires : la solidarité et l’entraide. 

Tous les gouvernements sénégalais qui se sont succédés de 1960 à 2000, ont tout fait sauf trouver du travail aux populations : chacun, comptant sur l’aide divine, fait ce qu’il peut. Se dirige vers l’endroit où il espère trouver de quoi vivre et faire vivre ses proches. 70% des sénégalais refusant le chômage, sont voués au système D. On les appelle les « activistes de l’informel ».

Avant de vous raconter la survie en prison, laissez-moi  vous expliquer d’abord les chemins qui y mènent. Dans la maison d’arrêt du Sénégal d’aujourd’hui, rares sont les crimes d’assassinat, de viol, ou de grand braquage. Ils sont en majorité des délits de recel, faux et usage de faux, dettes impayées à temps, contrainte par corps, trafic de visa, multiplication de billets, abus de confiance, trafic et usage de drogues dures ou douces, vol, bagarre, agression ou autres genres de conneries.

Le but du système D étant de multiplier zéro par zéro jusqu’à obtenir 1, et ainsi de suite. Il arrive qu’un sénégalais illettré, avec un peu de chance, réussisse là où un autre sénégalais plus instruit et diplômé d’ HEC n’a vu que du feu. Et cela semble énerver nos intellectuels qui cherchent du travail. C’est pourquoi depuis un certain temps, la débrouille est devenue un métier à hauts risques.

Dans la mentalité populaire, les diplômes de la débrouille valent mieux que ceux de l’université. Il vaut mieux se former sur le tas qu’à l’école. Comme élèves et étudiants finissent le plus souvent au chômage, on préfère user son pantalon ailleurs que sur les bancs de l’école. Au Sénégal, les études s’arrêtent trop tôt, même quand on ne le souhaite pas.

Rappelons que dans le langage sénégalais, « Goor » signifie « Homme ». Le mot de « goorgoorlu » signifiant « jouer l’homme » désigne le débrouillard. Le feuilleton télévisé le plus regardé porte le sobriquet. L’homme et la femme interprétant la vie d’un couple vivant des miracles quotidiens de la débrouille, sont des stars adulées par tous les téléspectateurs du pays. Le succès s’explique par le fait que ¾ de la population le vit dans la réalité.

Au Sénégal, on ne dit plus de quelqu’un : « il travaille ». On dit plutôt : « il tient sur quelque chose ». Souvent on n’insiste pas trop pour savoir ce qu’il fait exactement. Puisque cela peut être n’importe quoi, on se contente d’explications vagues. Si simplement parce que c’est de la débrouille dont il s’agit, la démerde, quoi ! A part les gens du gouvernement, personne ne veut baisser les bras.

Même les marabouts, magiciens, par leurs prières et incantations mystiques, n’arrivent plus à convaincre les esprits du travail à décrocher du boulot pour leurs clients désabusés. Dans un sketch à la télé sénégalaise, un chômeur entend son marabout lui dire :

 

-        Tu sais, mon cher client, je vais risquer ma vie pour toi en essayant de solliciter « les esprits du travail ». Alors, il faut que tu me paies un peu plus.

 

Il faut dire que votre cher marabout-magicien, n’est rien d’autre qu’un goorgoorlu, lui aussi.

 

A Dakar, trouver du travail digne de ce nom est désormais placé parmi les ambitions utopiques. On cherche le travail et se le trouve tout seul. Chacun travail pour soi. La débrouillardise est un boulot à plein temps. C’est le chômeur au travail. S’il entre en prison, il est mis au double-chômage. C’est la fourmi rendue infirme. La débandade vers l’appât du gain, à tout moment, peut terminer en prison. Entre la maison du goorgoorlu et la maison d'arrêt de Reubeuss, il n’y a qu'un pas.

 

Entrons maintenant dans le vif du sujet, c’est à dire... en prison. La citadelle du silence. Le gouffre des oubliettes.

 

Bienvenue à la M.A.R. !

 

La prison de Dakar est pleine à craquer. Les bâtiments sont très vieux, construits à la première décennie du vingtième siècle. Au début, c’était un fort, paraît-il. Je ressens encore l’envie de crier : « alerte ! » Quand j’y pense. Car on sent le risque d’un second naufrage comme celui du Joola, bateau qui reliait Dakar à Ziguinchor. Et on nous parlera à nouveau, j’imagine, de cumul de fautes et de négligence. Des bla-blas comme ça... Les cellules sont appelées pudiquement des chambres. Donc, notre cellule est la chambre N°2, une pièce de 10 mètres de long sur 5 de large et 3 de haut. Contenant 100 à 120 détenus, selon les arrivages du tribunal et les départs vers d’autres prisons du pays. Ca fait yo-yo. Douze poutres en fer et cimentées soutiennent le toit. Six petites fenêtres de 50 centimètres carrés. Trois de chaque côté. Trois cheminées d’aération. Une seule douche-toilette au fond à droite. Un sac de jute en guise de porte. Deux longues mezzanines en pierre de chaque côté où l’on dort en dessous et au-dessus. Une longue allée de 1m50 de large où l’on dort aussi. A défaut de placard, le peu de trous d’aération sert à accrocher les sacs et les objets des détenus jusqu’à les boucher. Pourtant la mer est à côté. Une agréable brise maritime parvient parfois à se glisser dans la cellule. Ce sont de brefs moments de fraîcheur. On me dit que cette cellule était prévue pour 40 détenus, il y a de cela une trentaine d’années. Mais bien avant qu’elle ne soit une cellule, c’était un haras m’a-t-on dit. Ce qui est sur, c’est que les chevaux y étaient mieux traités que nous. Leur droit d’animal était respecté. On y dort le soir comme les captifs des négriers transatlantiques du 17ème siècle. On est disposé comme des sardines dans une boîte. Les murs sont délabrés et lézardés. La dernière couche de peinture doit dater d’il y a 40 ans. D’un jour à l’autre, tout peut s’effondrer. La vie de ses « locataires » est en danger.

Une fois qu’on franchit cette porte, le Bon-Dieu reste le seul recours. L’Unique à qui on peut faire appel. Pour cette raison évidemment, on y respecte les cinq prières quotidiennes, la lecture du Saint-Coran et les Khassaides du Cheikh Ahmadou Bamba, ainsi que la Bible. Les émissions radiophoniques sur la morale religieuse sont suivies et dans chaque cellule. Il y a un Imam et son « naïm » (adjoint). Les détenus chrétiens portent des colliers avec une croix en pendentif, distribués par les curés au cours de leurs visites.

 

Laissez-moi vous présenter mes compagnons de misère dont certains sont devenus des héros pour moi. Le respect que je leur voue m’a facilité la volonté et la force d’écrire ce récit pas facile, dont beaucoup aurait la honte de le faire.

 

Vous savez, le séjour carcéral donne l’occasion d’accomplir de bonnes oeuvres en aidant les plus faibles et les plus démunis. C’est l’exemple de Lamine Camara (je l’appelais mon cousin à plaisanterie). Il est sénégambien, vivant entre Dakar et Sérécounda (Gambie). Il est haut d’1m70, la cinquantaine, père de famille. Gros ventre, dodu et jovial, souvent de bonne humeur pour plaisanter. C’est lui le « Baay-Defal Yalla » (le Bon Samaritain) de la prison. Je l’ai vu consacrer ses maigres économies à l’achat de charbon pour chauffer de l’eau tous les matins afin que chaque détenu de notre cellule puisse boire son café. Je l’ai regardé passer son temps à collecter des restes de repas pour les envoyer aux affamés des autres cellules. Que Dieu lui paie son geste ! La raison de sa présence en prison vient d’une décision abusive d’un juge. La police cherchait son frère et est arrivée chez lui. Comme les flics ne l’ont pas trouvé, ils ont préféré cueillir Lamine son grand-frère, étranger à l’affaire, afin de faire pression sur le suspect pour qu’il se rende. Mais ce dernier a disparu. Alors, mon cher cousin à plaisanterie doit rester ici en attendant. Ca fait longtemps, il ne boit plus son litre de lait frais qu’il avait l’habitude de prendre avant de se mettre au lit.

 

Modou Mbengue, dealer multirécidiviste et cul-de-jatte de surcroît. Puisque la plupart des hommes et des femmes valides de ce pays sont condamnés au chômage, les invalides, n’en parlons pas. Pour vivre, le handicapé est le plus souvent réduit à la mendicité. A moins qu’il ait une famille capable de l’entretenir. La population est croyante, et pour tous la charité est un devoir moral. En plus de cela, elle peut protéger contre le mauvais sort. Ceci, même nos toubabs noirs (nom que j’ai donné à nos intellectuels) y croient. Modou Mbengue, la soixantaine, accepte de tout faire, sauf de tendre la main. Il est ambitieux , marié et père de six enfants. Tenant à les nourrir comme tout digne père de famille, il vend de l’herbe. Il a été cueilli chez lui pour la Nème fois, et écope de 5 ans fermes. En cellule, son handicap ne lui donne droit à aucun traitement de faveur ou de respect. Sa place est à un mètre de l’entrée de la douche-toilette. Sur cette place où il dort et passe la journée, il y a un infernal va-et-vient. Des gens sortent de la douche sans serviette et laissent dégouliner leur corps mouillé sur lui sans le regarder. Il rouspète et s’énerve à longueur de journée. D’autres trébuchent sur lui en lui frôlant fesses ou moignons. Heureusement pour lui, il est désigné le vendredi 30 mai pour partir dans un convoi à la prison de Cap Manuel où le traitement est meilleur paraît-il. Que deviendront sa femme et ses enfants pendant qu’il purgera ses cinq années de peine ? Seul Dieu le sait. Et son juge ?

 

Amadou Diallo : 46 ans. Pris en rafle pour la deuxième fois à l’aéroport Dakar-Yoff. Il y travaillait «officieusement » sans badge. Depuis l’attentat du 11 septembre 2001, et la ratification du « pacte africain contre le terrorisme », le chemin de l’aéroport est interdit aux mendiants, racoleurs, marchands ambulants, bref... à tous les goorgoorlu (comme s’ils étaient les plus dangereux !). Les flics paranos et hystériques font des descentes musclées 24/24 et des rafles de jour comme de nuit.

Amadou Diallo est un brave et honnête père de famille, mais sans diplôme ni formation. Chaque matin, s’il est en bonne santé, il quitte sa maison comme tous les débrouillards, pour aller prendre le taureau par les cornes et rentrer le soir. C’est ainsi qu’il tente de ramener « quelque chose » à la maison pour sa femme et ses huit enfants. Connaissant du monde à l’aéroport, dans les services de douane et de frêt, il y travaille depuis 20 ans en aidant les voyageurs à sortir leurs bagages moyennant quelques sous. Son cauchemar est de rentrer les poches vides. Un vrai goorgoorlu. Illettré et inculte devant la loi des toubabs noirs, il a commis la faute de n’être jamais allé à l’école française afin de devenir un douanier, un transitaire, ou un pilote. Dans ce cas, il mérite leur mépris. Il sera gardé pour trois semaines avec sursis (en plus). S’il est arrêté une troisième fois pour ce même délit, il passera 3 mois  au « 100m2 » (une des nombreuses appellations de la prison). La loi c’est la loi ! Et il faut la respecter. D’accord ! Mais seulement, Diallo Amadou est épileptique depuis sa naissance. Sa vie est rythmée de prises quotidienne de Gardénal, tous les soirs. Sans quoi, manquer d’en prendre peut lui coûter la perte du sommeil, suivie de violentes crises convulsives le poussant à cogner sur n’importe quoi jusqu’à se blesser mortellement. D’ailleurs, il a toujours sur lui son ordonnance de Gardénal délivrée par son médecin traitant, docteur Idrissa Bâ, de l’hôpital psychiatrique de Thiaroye. Pourtant, en prison, il n’avait plus le droit à son traitement, d’a près les lois de l’administration pénitencière. Même sous surveillance. Que lui arrivera-t-il en trois semaines de manque ? Je ne le saurais pas puisque je sortirais deux semaines avant lui. Les nouvelles mesures prises contre le terrorisme ont fini par terroriser les goorgoorlu.

Restons encore sur l’aéroport.

Yaadi le pêcheur : condamné à deux mois et sursis. C’est un « collègue » temporaire de Diallo Amadou. Il se débrouille à l’aéroport de temps en temps, selon les humeurs de la mer. Il cherche à faire autre chose lorsque les bateaux de pêche européens pillent les côtes et que le poisson devient invisible. L’aéroport n’est pas loin, et les voyageurs et les touristes arrivent et partent sans cesse. Notre Yaadi tente d’en « pêcher » quelques-uns en les aidant moyennant quelques sous, attendant que le poisson menacé, réapparaisse.

Dans ce milieu carcéral, j’ai observé des gens dépouillés de toute dignité d ‘homme au point que j’en perdais la mienne. Ici, la promiscuité est un mode de vie. L’intimité c’est dans le rêve. On est toujours vu, toujours touché et toujours entendu. Voici la bonne manière de récupérer un homme. C’est le prix à payer pour être récupéré. J’ai dormi dix jours durant à deux mètres de la douche-toilette avant que l’adjoint-chef de notre cellule décide de me déplacer, et pour cause. J’avais passé toutes ces nuits à râler. Franchement, c’était... il y en a qui ne comprenaient pas pourquoi j’en faisais toute une histoire. Ils pensaient que c’était normal de payer leur faute de cette façon. Certains détenus sont parfois plus responsables que leurs juges. Ils croient mériter leur peine et assument les conséquences de leur délit. Ils pensent qu’ils n’ont plus droit à aucun droit. Même leur droit d’humain.

 

-        Vous ne pensez pas qu’on est en train de trop payer ? Hurlais-je.

 

Personne ne répond.

 

-        Qu’on vous enferme entre ces quatre murs, c’est ça la peine à subir. Mais nous faire dormir dans des toilettes, c’est de l’abus. C’est de la torture psychologique.

-        Que veux-tu qu’on fasse ? On n’y peut rien. Sinon on ne serait pas là.

 

C’est Nataly Mané dit « Boy Diola », le seul qui me répondit parmi la centaine d’hommes. C’est un ex-rebelle indépendantistes casamançais. Il est chargé de la distribution de la bouffe dans notre chambre. Il est très respecté par les affamés.

 

-        « En tout cas, si on ne dit rien, ça va continuer », continuais-je.

-        Bon, maintenant Cissé, tu nous fous la paix. On veut dormir. Nous voulons bien t’écouter, mais on n’a pas que cela à faire. Bonne nuit !

 

Il a raison puisqu’il est ici depuis trois ans. Il lui rets une année. Et moi, je ne fais que passer. La semaine prochaine, je serai dans un lit à proximité d’une salle de bain. Le plus gênant, c’est quand vous avez allez aux toilettes la nuit, au moment où tout est calme. Le moindre bruit de pet résonne dans toute la cellule et tout le monde vous entend. Surtout, ne soyez pas diarrhéique. An début, on ressort tout honteux avec la tête baissée, pressé de regagner sa place et de s’enfoncer sous sa couverture. Certains en rigolent s’ils remarquent que vous êtes gênés et en font un débat qui finit par faire rire toute le monde. C’est ainsi qu’au fil des jours et des complexes surmontés, on finit par s’habituer. entre hommes, ça passe.

Venons-en à la nourriture de la prison, si on peut l’appeler comme ça. Elle est à peine comestible, mangeable et digestible. C’est presque de la merde, je ne peux pas la décrire autrement. Dieu me pardonne l’expression. Du riz cuit à l’eau (directement sans être lavé) avec un soupçon d’huile et d’oignon, et du poisson séché. Rarement du poisson frais, mais pourri. Quand c’est de la viande (très rarement), les morceaux ressemblent à des semelles de vieilles chaussures. Certains pensent que c’est de la viande d’âne. de temps en temps, la semoule remplace le riz, histoire de changer, mais toujours cuit de la même façon. Chaque prisonnier a droit à une quantité de 125 grammes mesurés dans un pot en plastique. A manger ou à... manger, pas le choix ! Le soir, on sert en plus petite quantité de la bouillie de riz, sans sucre ni lait. C’est au détenu de se débrouiller pour rajouter du goût. Certains ont leur stock d’ingrédients. il y a une boutique dans la prison ; on y vend deux fois plus cher qu’à l’extérieur.

 

-        « depuis que je suis ici, j’ai le sentiment d’être moins qu’un animal » me dit Falou Bâ, dans la cour de récréé.

 

Même la nourriture des cochons est plus riche.

Il est accusé d’un vol, sans preuves, qu’il nie évidemment. Il est là depuis un mois sans que sa famille ne soit au courant. Les abonnés de la nourriture carcérale souffrent de problèmes digestifs, de brûlures d’estomac, d’ulcères, d’hémorroïdes, d’appendicite, etc... Ils n’ont pas le choix.

Samba Fall porte le sobriquet de « cartouche » dû à son gros abcès increvable à la tempe droite.

Bien sûr, il existe une infirmerie. On y traite tous les maux quels qu’ils soient, avec de l’aspirine. Chaque cas attendra d’être grave pour mériter le transfert à l’hôpital Le Dantée. Heureusement que ma fidèle famille m’apportait mes trois repas du jour, malgré mon refus. J’en ai profité pour les partager avec des mal-nourris, y espérant la miséricorde divine au jour du jugement dernier, ce que chaque croyant doit rechercher dans tous les instants de sa vie. La mal-bouffe, le manque d’hygiène intime et de soins sanitaires, la faim constante, sont le lot quotidien pour la plupart. J’ai vu de jeunes gens, leur espérance de vie baisser de jour en jour. Dans un an au maximum, il mourront. Une forme de condamnation à mort qui ne dit pas son nom, dont le délit pourtant n’était passible d’un an maximum. Les conditions de détention sont effroyables. Beaucoup de détenus n’ont pas de famille à Dakar. Et donc, pas de visites, ni de repas de l’extérieur. Certains, ne voyant pas la nécessité de rester en vie rien que pour subir une peine aussi injustifiée, menacent de se suicider et passent aux actes dès que possible. Tout cela reste derrière ces murs de silence d’où rien ne filtre. La presse n’est au courant de rien.

 

Revenons à nos moutons, c’est à dire à mes co-détenus. Je n’étais pas en train de vous dire qu’ils sont tous des anges. Loin s’en faut. C’est juste pour vous signaler qu’il y a des innocents privés de défense qui croupissent en prison à côté de petits bandits et truands et de vrais caïds, des escrocs et des vicieux de tous poils, des fabulateurs et des malfaiteurs. De la vraie racaille. Des pourris irrécupérables. La liste des innocents est longue comme celle des criminels.

Amadou Bâ, alias Jean-Paul « ex-musulman », originaire de Saint-Louis. Il a poignardé sa petite amie et la mère de celle-ci. Il est ici depuis Quinze ans en attente des assises. C’est le doyen de la cellule. Il est sorti une seule fois pour une visite médicale à l’hôpital Le Dantec. Il n’a jamais eu de visite. Choqué par son geste bestial, sa famille l’a renié et abandonné. Il a rejoint le troupeau de jésus pour bénéficier de l’attention des bonnes-soeurs. De temps en temps ; il pique des crises démentielles. Les condamnés à de longues durée manifestent pour la plupart des troubles mentaux. Leur esprit lâche prise après avoir longtemps tenu à l’atmosphère tendue régnant à tout instant. Entre la nervosité, l’hystérie et la virulence des paroles des gardes. Petit à petit, de la dépression chronique, ils sombrent dans la perte de raison et la démence.

Ibrahima Sall : un fou toujours souriant. Il a tué son oncle. Il aime se coiffer d’un turban et passer son temps à égrener son chapelet et prier seul à part. Il ne fait rien avec les autres. Il peut faire n’importe quoi à n’importe quel moment, comme jeter de l’eau usagée ou bouillante sur quelqu’un. Tout le monde fait attention à lui. Il ne se pose pas de questions. Sortir de prison est le cadet de ses soucis. Il s’y sent comme chez lui. Un vrai dingue.

Gormaklô dit « Bouki » : c’est un dégénéré spécialiste des rixes. Il revient souvent en prison, par « nostalgie » dit-il, de ses co-détenus. C’est ici qu’il se sent mieux qu’au dehors. C’est un attardé mental. Il revient régulièrement pour de petits vols et des bagarres. Une fois, il y a eu une brève et violente bagarre entre lui et Ibrahima Sall. On a vite appelé les gardes pour les calmer. Ces derniers sont venus leurs hurler dessus et les menacer de les mettre en... «cellule ». Puis ils sont repartis. Je vous avais dit plus haut que les cellules sont appelées chambres. Alors, quand on parle de CELLULE, c’est de la mise en prison dans la prison. Un endroit dont très peu de détenus n’ont pas peur, et il faut être un vrai fêlé pour y être indifférent. Une prison dans la prison. Je revois encore la peur d’Arona Bangoura sur son visage quand il me la décrivait, alors qu’il n’y a jamais été mis. C’est là-bas où Abatalib Samb, dit « Ino », est gardé depuis bientôt un an. Qui, au Sénégal, n’a pas connu la redoutable bande à Ino, dont Alex fait aussi partie. Cheikh Bâ, le chef-adjoint de notre chambre, était leur chauffeur. Ino est dans ce trou pour cause d’évasion. Un passage à tabac et fouille de tous les prisonniers ont été la suite de sa cavale. Lorsqu’un détenu commet une faute grave, c’est tout le monde qui paie.

Insa Bâ, notre chef de chambre, soixantaine d’années, paie depuis trois ans son geste de solidarité envers Ino, notre célèbre gangster, soupçonné d’avoir héberger ce dernier lors d’une de ses évasions. N’ayant pas trouvé le fugitif sur les lieux, la police s’est contentée de son portefeuille contenant ses papiers comme preuve suffisante pour inculper son hôte. Ce dernier, selon une rumeur dans la citadelle du silence, serait le père naturel d’un célèbre footballeur sénégalais auteur de miracles durant la coupe du monde 2002. J’ai cru à la rumeur lorsque j’ai vu Monsieur Bâ déambuler dans la cour de récrée. Même sourire, même démarche que son supposé-fils.

Daouda, un frère à Ino, de même mère, est dans notre cellule. Durant la cavale de son frère, il lui a filé 10 000 Francs CFA (15 euros). Quand aider son propre frère en lui donnant de l’argent devient un délit, c’est une insulte à notre patrimoine culturel et la remise en cause de nos valeurs sociales traditionnelles.

En prison, on apprend beaucoup de choses parce que nous sommes dans une école. Merci chère madame le juge de m’avoir fait visiter ce temple de la rencontre. Dans la citadelle du silence, on peut mentir sur sa vie d’avant, mais pas sur les raisons de son arrestation. On sait tout de tout le monde grâce au procès. Les plus mal-aimés de la prison sont les violeurs de mineures. Pour de tels cas, il vaut mieux préférer mourir avant d’y arriver. Les codétenus lui feront la même chose que sa victime.

A la cellule N°4, il y a un touriste européen inculpé pour une affaire de pédophilie. C’est le plus malheureux de tous dans le 100m2. personne n’a envie de lui adresser la parole, à part l’insulter ou le tabasser quand c’est possible. Fou, il l’est déjà. Mais il mourra bientôt.

Malick Gueye : a exterminé huit membres d’une même famille, à la machette. Ce gars n’est pas beau à voir dans le sens moral du terme. Il a un regard maléfique. Il ne parle avec personne. Il a tout le temps un air fâché. Une fois, j’étais en rang pour la douche-toilette. Comme j’étais le suivant, je me suis adossé à côté de sa place, touchant à peine son matelas, il m’a violemment repoussé. Je n’ai rien dit, pas par peur de lui, mais pour ne pas lui donner d’importance. quelqu’un qui nous a vu, m’a dit que j’avais bien fait. Pourtant le nuit, quand je m’allonge par terre sur l’allée, ce criminel en série dort sur la mezzanine en haut, à 1m10 au-dessus de moi. Ma tête est posée au-dessous du niveau de ses pieds.

Vendredi 30 mai : en fin d’après-midi, arrive un détenu particulier. Il s’agit de Maniang kassé, célèbre travesti, mis en cellule à part, par mesure de sécurité liée à l’état libidineux des détenus, souvent en chaleur. Il est arrêté pour délit de chantage et d’escroquerie (sans preuves matérielles) sur la personne de son P.D.G. d’amant, un certain Donald Baron. Ils se connaissent pourtant depuis longtemps. Monsieur Baron, grand investisseur, paraît-il, dans la république bananière du Sénégal, ne sera pas arrêté pour délit de relation contre nature, à cause de son immunité financière. C’est un toubab-blanc, et pas n’importe lequel. Le lendemain, par le hublot de notre cellule, j’aperçois Maniang Cassé, seul, dans l’allée centrale séparant les cellules du secteur 1, se promener dans une démarche féminine et provocante. Comme pour allumer les garçons. Curieusement, il avait le droit de garder ses tenues de femme, sa perruque et ses ongles vernis. Pourtant, s’il s’agissait d’un rastaman, on l’aurait rasé avant sa mise en cellule. Une rumeur parle d’un travesti nigérian, de passage à la maison d’arrêt qui a été violé par des gardiens.

Par contre, il y a d’autres types d’homosexuels, qui ont chopé  le « vice » en prison. Un jour, à la cour des gardes (où seuls les détenus privilégiés ont accès), j’ai surpris un détenu en train de manger à la poubelle de la cuisine. J’ai fait semblant de ne pas le voir pour ne pas le gêner dans son appétit, mais il ne s’en cachait pas et s’en foutait éperdument. Le gars était arrivé au bout du rouleau et ne savait plus que faire de sa dignité d’Homme dans cet univers impitoyable de 100m2 de mur. De retour à la cellule, j’en parle à mon voisin de place, un ancien.

 

-        « Ce n’est rien ça. Pourquoi ça te choque ? »  Me dit-il sans être surpris.

-        « Oui, mais c’était dans une poubelle », insistais-je.

-        « Ecoute-moi, je vais te dire. Ici, il y en a qui se font... pour quelques bouchées de riz. Tu vois ce que je veux dire ? »

-        « Je n’ai pas compris. »

-        « C’est à dire qu’il y a des gens qui se prostituent pour calmer leur faim.»

 

Je n’ai pas besoin de vous décrire combien j’étais sonné. Je continue mes questions tant que le sujet ne le dérangeait pas et qu’il avait envie de parler. Puis, pour terminer, il me fait savoir que cela ne se faisait pas dans notre cellule parce qu’on partage et que la plupart d’entre nous sont normaux et ne laisseraient personne quitter sa dignité à ce point. Il me fait savoir que dans d’autres cellules où la racaille est réunie, entre tarés, cela se fait couramment. Quelqu’un se fait nourrir le jour par un autre, de ses restes. La nuit, à l’extinction des lumières, ils dorment sous la même couverture. C’est ainsi que j’avais compris qu’un homme qui a faim, involontairement est prêt à tout, et n’importe quoi, sans se poser de question. Parfois, il y a des disputes allant jusqu’à la bagarre pour une histoire de « femmes ».

Au cours d’une promenade, un de mes voisins de chambre, me dit :

 

-        « Tu vois ce gars, là-bas ?  C’est une femme, il se prostitue. »

-        « Tu sais », lui dis-je, « si la bouffe était suffisante, même sans être bonne, ces gens n’iraient pas jusqu’à faire ça. »

 

En prison, ces gens sont devenus homosexuels par la souffrance et le hasard. A leur sortie, il y a de fortes chances qu’ils le resteront par le sort. Aussi, peut-on ressortir avec des maladies vénériennes comme le SIDA, car ces relations sont sans protection.

On m’a raconté l’histoire d’un inculpé travaillant dans le milieu du sex. Un proxénète. Il a passé son séjour de deux années à se masturber frénétiquement tous les jours. Il produisait des litres de sperme par mois. Il avait fini par maigrir, les yeux creux, les gestes lents, et ses articulations se raidirent. Devenu un vieillard de 42 ans à sa sortie, il mourra quelques mois plus tard.

Ici, grands et petits vices se côtoient. C’est le cercle du vice, donc des vicieux. Que la protection divine veille sur les innocents ! Surtout les faibles.  Chers hommes de Loi, évitez les abus autant que vous pouvez. Car chaque jugement ici-bas sera rejugé demain, dans l’au-delà, au jour du jugement dernier.

des gens se retrouvent en prison et n’ont rien à y faire. C’est le cas de Cheikh Ndiaye. 50 ans, habitant de Boun, banlieue dakaroise. Une petite forêt de reboisement est à quelques centaines de mètres de chez lui. Un refuge de dealers et fumeurs de joints. Rentré du travail avec un terrible mal de dents, il s’y rend pour chercher quelques feuilles d’une plante conseillée à utiliser contre les problèmes dentaires. Il tombe sur une embuscade de policiers et leur dit les raison de sa présence sur les lieux. Son témoin est sa propre fille qui l’attend à la maison, en train de préparer le fourneau, pour bouillir les feuilles que son père est allé chercher. Malheureusement, les flics ne veulent rien entendre, et surtout ne rien comprendre. Il est embarqué. La preuve d’inculpation, selon la police, c’est l’argent qu’on a trouvé dans sa poche en le fouillant. 20 euros, à peine. Donc, c’est un client. Cheikh Ndiaye a été au mauvais endroit, au mauvais moment. Il n’était pas encore passé devant le juge lorsque je quittais la prison. Sa femme et ses enfants ne le reverront pas avant longtemps. La violation de la liberté individuelle est devenue monnaie courante.

Fara Ba, est arrêté pour port d’arme blanche (un long couteau) alors qu’il est berger. Pourtant, il a besoin de cet outil pour tailler les arbustes et nourrir son troupeau. Il pleut deux mois et demi seulement dans l’année et l’herbe est rare. Voulait-on lui imposer de se trimbaler avec un sécateur (outil plus civilisé), fabriqué en Europe ? Il purge un mois en plus d’une amende. Son outil « meurtrier » lui sera confisqué. Ce sont de petits problèmes, même s’il s’agit de délits, qui peuvent être réglés au niveau des postes de police, mais qu’on préfère voir terminer en prison. Comme si les prisons étaient des centres d’accueil.

C’est le cas de José Manuela. Il est dans la maison du silence pour délit de tapage nocturne dans un pays où le tam-tam est roi. Il faisait la fête chez lui, et ses invités étaient bourrés. Un de ses voisins anonyme de rue, a appelé la police. Il sera relaxé au bout de trois jours, sans preuves, à part l’appel anonyme.

Patrick Bass, est ici pour vente d’alcool à domicile. Mercredi 4 Juin, j’ai fait la connaissance de Djiby Bâ. Arrêté pour tentative « d’émigration », en voulant se rendre en Espagne, via Portugal, avec un faux visa. Par défaut de n’avoir pas graissé les agents de l’aéroport, il n’a pu s’embarquer. Il y a des coupables de petits délits qui subissent des peines abusives.

Tierno Sall, l’homme tranquille, originaire de Rufisque. On peut tout lui reprocher, sauf d’être violent. Lors d’une rafle, on a trouvé sur lui cinq cornets de chanvre indien. Pour cela, il couchera deux années fermes. Il n’a jamais de visite. Je partageais souvent mes repas et mes cigarettes avec lui. Il me cédait sa place, la journée. C’est une table en pierre d’un mètre carré à peine. Il faut un peu d’acrobatie pour arriver à y dormir.

Moussé Diouf, travaillait au centre des oeuvres universitaires de Dakar, accusé d’escroquerie qu’il nie toujours. Sa femme a accouché. Il passe très souvent son temps à regarder la photo de sa femme et de son nouveau-né. Il doit attendre six mois pour les voir.

Médoune Seye, est là pour six mois aussi. Il a tapé sur un lieutenant de l’armée ( qui était son copain) en lui faisant perdre six dents (un mois par dents ?), selon la presse. Mais lui, parle de trois dents seulement ! « On était dans un bar, me raconte-t-il. D’ailleurs, c’est moi qui payais. On était tous ivres et il n’arrêtait pas de m’énerver. Pour la calmer, je l’ai cogné. ».  Cet excité paiera son geste au prix fort. Quelques jours après, il part en convoi pour une autre prison.

Abdou Rahmane Sarr, et Modou Gueye, sont ici, contrainte par corps. C’est une nouvelle méthode des juges pour forcer les endettés à payer. Ils ne sortiront pas avant de payer.

Malick Dia, émigré rentré de France, est là pour les mêmes raisons. Ainsi qu’Ala Dieng (notre imam), commerçant.

Une détention préventive peut durer au minimum des années. C’est le cas d’Amadou Camara, arrêté pour recel de matériel de fax et photocopieur. Guinéen de Bissau, il attend son jugement depuis trois ans. Pourtant, le butin a été récupéré et remis à son propriétaire. Son avocat, me dit-il est maître Ibrahima Wone. Le juge qui s’occupe de son dossier est un certain Mustapha Bâ. A la veille de mon départ, il m’a adressé la parole pour la première fois. Il pensait que je pourrais faire quelque chose pour lui, mais quoi ? moi, la victime comme lui. Dans cette prison, ce sont des prisonniers qui font tous les travaux d’entretien, même jusqu’à certaines tâches administratives. C’est normal puisque c’est « leur » maison, sauf qu’ils ne s’y plaisent pas, le travail est forcé.

Ameth Diop est le calligraphe. Nous ne sommes pas dans la même cellule, mais on s’est connu à la cour des gardes. Puisque ces derniers ont rarement un bon niveau d’études et que très peu parmi eux savent écrire lisiblement, Diadji Ndiaye, le régisseur, l’a chargé de rédiger tous les jours la liste des détenus de toutes les cellules. Il prend soin activité très au sérieux parce que ça l’occupe. Ca peut lui profiter d’obtenir certains privilèges comme aller regarder la télé à la cour des gardes ou autre chose. C’est sa paie. Rien à voir avec l’esclavagisme ? Peut-être, mais quelle que soit la forme, on n’a pas le choix. On se force au travail forcé pour vivre un peu mieux.

Ce qui se passe dans les tribunaux rend déjà malade le prévenu, avant son atterrissage en prison. Il ne méritera aucun respect et n’aura droit à aucun humanisme. Son quotidien sera la maltraitance absolue. Une journée passée dans la cave du palais de justice en attente de l’audition, peut en dire long sur ce qu’on découvrira à Reubeuss. Beaucoup de condamnés ont droit à un jugement truffé d’erreurs et de négligences et un procès erroné. Ils peuvent purger leur peine sans aucune chance de voir leur procès en révision. On m’a parlé d’un pickpocket que le juge censé s’occuper de son dossier, avait oublié en prison. Au bout de huit ans, il s’en souvient et prononce sa décision de remise en liberté. Sans dédommagement.

Entre le coup de marteau en bois du juge et le bruit métallique des portes et clés de la prison, on est comme un étau de tourmente, un rouleau compresseur qui expose à l’angoisse, à la peur, puis à la perte de raison. Ai-je tenu le coup parce que je n’allais y passer que quinze jour ?

On ne peut pas parler de la vie dans le « kasso » (prononciation déformée de « cachot » dont l’équivalent n’existe pas dans les langues locales, puisqu’il n’y en a pas).On dirait plutôt la tentative de survie. Le « jail » est une décharge humaine, un dépotoir d’hommes où s’érigent les barbelés de l’avenir. Le but du « hundread » est de stocker des personnes jugées indésirables et dangereuses pour la société, par une justice. On les maintient en vie pour mieux les punir. Les gardiens rivalisent de sévérité et n’ont d’autres façons de communiquer que par des hurlements et des harcèlements. Pas de télé dans les cellules. Seulement des postes de transistors grésillant à longueur de journée et de nuit, faute de piles, mille fois utilisées et rechargées au soleil. La radio est pour le détenu, ce que le tube est pour le plongeur. C’est le cordon ombilical, entre lui et l’extérieur. On fait de gros efforts de concentration pour l’écouter, à cause du brouhaha constant. Parce que pour chasser l’ennui, on parle de tout et de rien. On rigole pour une raison ou pour une autre. On chante même parfois. On peut passer des heures à chanter des louanges à Dieu, parce que dans ce trou du silence, il ne reste plus que Lui pour nous entendre.

Minuit, l’heure du crime, les lumières s’éteignent. Ainsi, toutes les nuits, quelqu’un raconte une histoire. C’est du roman oral. Du film raconté. Y’en a qui sont doués pour cela. Ils le commencent par une musique de générique, comme dans un vrai film, en insistant jusque sur les bruits de voiture, de voix d’hommes, de femmes ou d’enfants, des cris d’animaux, en guise de bruitage. Ils font tout de la bouche. C’est magnifique et génial. Y’en a du porno aussi. Et ça fait rêver. Presque tout le monde est abonné. Aliuoune Badara dit « boy naar » est le meilleur romancier de notre chambre. Pour moi, il mérite le prix Pulitzer.  C’est un aventurier arrêté pour braquage. Il a traversé le désert du Sahara jusqu’ en Lybie, dont huit jours de voyage sans eau. Un vrai dur. Son casier judiciaire est plein.

Aladji Deer et Arouna Bangoura sont d’excellents romanciers. Ils me rappellent Hamadou Sanokho, meilleurs humoristes sénégalais de tous les temps, qui s’était formé en prison où il avait effectué des séjours fréquents. Il est décédé, renversé par une voiture. Dieu ait son âme !

En cellule, on fait du thé ou chauffe du café à longueur de journée sur des boîtes de conserves transformées en fourneau. Les détenus ont un génie artisanal très inspiré.

Demba Thiandoum et Ibrahima Ndiaye dit  « lamp », deux jeunes que je connaissais, sont mineurs. Condamnés pour agression et bagarre. Ils ne savent pas la date de leur jugement. Ils n’ont jamais de visite et se sentent abandonnés. Pas d’autre solution pour eux que la prison. En mélangeant innocents et coupables, petits et grands bandits, adultes et mineurs, la justice et la police participent à la bonne santé du taux de criminalité. Le centre de détention grouille de faibles sans défenses qu’on peut insulter, dire et faire ce qu’on veut sur eux sans qu’ils n’ouvrent la bouche. Ils passent leur séjour à subir.

En prison, la discrimination existe entre prisonniers. Car il y a les détenus « solvables » auquel l’entourage envoie régulièrement quelque chose  et ceux qui ne reçoivent rien. Il y a ceux qui mangent mieux et meilleur devant d’autres qui pètent la dalle. Certains dorment sur des matelas en mousse, à côté d’autres qui le font sur une natte ou un simple morceau de carton. Des bien habillés et des loqueteux. Entre innocents et coupables, il y a ceux qui n’ont rien fait, ceux qui ont commis un délit sans être des bandits pour autant. Entre les bandits, il y a ceux qui incarnent une certaine classe, et d’autres qui font n’importe quoi. Ces derniers sont appelés les « bandits-saleté ». L’aristocratie existe aussi dans l’empire carcéral. Au sein de cette hiérarchie, on se méprise, se donne des coups bas quand l’occasion se présente, et on se supporte quand on y a intérêt. En bas de l’échelle carcérale, il y a les fumiers, les hypocrites, les mendiants, les prostitués, les fabulateurs et rapporteurs, les fous. Ceux qui ont touché le fond.

Kung ! kung ! kung ! Résonnent des coups cognés sur les portes en fer des cellules. Signal pour la sortie en promenade dans la cour en plein air (après 22 heures sur 24, passée enfermés), sur un mini terrain de foot. Il y a de bons footballeurs. La récrée ne dure que deux heures. Ce terrain sert de lieu de prière tous les vendredi à midi. Il faut s’inscrire la veille au niveau du chef de chambre pour aller prier.

Enfermement 22h/24, absence d’activités et de programmes éducatifs, harcèlement et menaces des gardes (fous), la certitude qu’on est oublié par la justice, le sentiment d’être renié par la société, pas de visites pour les uns, contacts familiaux se raréfiant pour les autres. Toutes ces situations finissent par vous dépouiller de votre humanité en vous poussant dans l’abîme. Et par la volonté de la justice. On sent qu’on se dégrade quotidiennement.

Dans le « hundread », le temps s’arrête au point qu’une journée est comme une semaine entière. Un mois ressemble à la durée d’un an. Le séjour paraît s’étirer interminablement. Mais on sent aussi que ce temps n’est pas figé lorsqu’on apprend des nouvelles de l’extérieur. Quand on vous envoie la photo de votre enfant ou neveu qui a grandi en votre absence. Quand votre soeur se marie entre temps, accouche d’un bébé et que ce même bébé commence à marcher et à courir, à prononcer ses premiers mots, sans vous connaître pour l’instant. Lorsqu’on vous annonce la mort d’un proche, le retour d’un copain parti à l’étranger pour des études ou un ami émigré rentré qui vous demande à monter ses projets avec vous et qu’on lui apprend que vous êtes à Boston (autre appellation de la prison). Quand vous êtes enfermés, ce n’est pas seulement votre corps qui le ressent, mais votre âme le subit aussi. On peut aller jusqu’à se disputer pour deux morceaux de sucre, ou s’engueuler à cause d’une poignée de riz qu’on vous a demandée ou refusée. Si on se portait bien, la santé s’altère. Si on était bien, la situation s’empire. En prison, on ne va jamais mieux.

Ici, les sourires ne sont que des tics et les rires, du bruit, tout simplement. Ils ne sortent pas du coeur. Ce sont des « faire-semblant ». L’esprit est toujours ailleurs, hors d’ici. On a  souvent le visage défait, les yeux hagards ou l’oeil mauvais ? L’activité journalière n’est rien d’autre que la dévaluation du détenu, et l’abrutissement pour le gardien.

Pour se faire respecter dans ce milieu, il faut des muscles en béton ou du génie en diplomatie ; Etre fort ou malin. Les jeunes s’auto-torturent sur le terrain de foot, non pour se maintenir en bonne santé, mais pour faire surgir leurs biceps, afin de tenir les « faiseurs de problèmes » à l’écart. C’est un moyen de dissuasion. Les plus costauds de notre cellule sont Touba Guèye et Souleymane Sarr, deux amis inséparables. Ils font tout ensemble. On les appelle les « talibés-kara ».

Les visites au parloir sont un véritable parcours du combattant aussi bien du côté du visiteur que de celui du visité. La règle impose une visite sans contacts physique. On ne sert pas la main à un ami. Pas de bise à sa femme. A part se regarder et se parler, rien d’autre. Le visiteur et le visité sont séparés par un grillage sale et poussiéreux. Tout se déroule dans un tohu-bohu infernal. On crie et se répète pour se faire entendre dans un dialogue du genre :

 

-        Est-ce que ça va ?

-        Comment ?

-        Je dis : est-ce que ça va ?

-        Ah, oui. Ca va. Et toi ?

-        Qu’est-ce que tu m’as dis ?

-        Je dis : est-ce que ça va pour toi aussi ?

-        Pardon, je n’ai rien entendu.

-        As-tu reçu les cigarettes et la boîte de café que je t’ai envoyées, l’autre jour ?

-        Cigarettes et quoi ?

-        Les cigarettes et le café envoyé l’autre jour ?

-        Ah, oui ! Mais le garde m’a pris  cinq cigarettes et m’a vidé la moitié de la boîte de café.

-        Comme tu as reçu le reste, ça va.

-        On peut dire que ça va.

 

On n’a pas le choix. Souvent, on ne se salue pas. On va directement à l’essentiel. Le temps est compté et ne dure que trois minutes. Les visites ont lieu deux fois par semaine. Les mardi et vendredi. L’étroitesse des lieux et le décor de grillage donne l’impression qu’on est un animal en cage. Un captif, quoi ! On se sent humilié, beaucoup de détenus demandent à la famille de ne pas faire venir les enfants. Cet affreux spectacle est traumatisant. L’ambiance est triste et désolante. Le visiteur adulte doit toujours prendre son courage pour effectuer son devoir envers « son » détenu. Parfois, il peut lui arriver de se faire engueuler par un garde pour d’insignifiantes raisons.

Au bout du compte, ces visites honteuses peuvent se raréfier et finir par briser des liens, rendus encore plus difficiles par la distance entre le foyer et la prison.  Les moyens financiers pour le transport et l’indispensable cadeau viennent s’ ajouter. Le nombre de visites, sans même de cadeau, est ressenti par le condamné comme une preuve d’amour et d’amitié. Ca fait du bien.

Certains juges n’ont pas  assez de remords ou de professionnalisme pour aller vérifier les conditions de détention de leur condamné, ou simplement demander de ses nouvelles. Son rôle, son devoir et sa responsabilité s’arrêtent selon eux, à la prononciation de la peine. Et puis c’est tout. Ils s’en foutent du reste. N’est-ce pas facile ? On a juste le droit d’être condamné et le devoir de le subir.

En prison, j’ai vu des gens qui ont faim, mais vraiment faim. Des jeûneurs professionnels. Un jeûne dont on n'a pas le choix. En face de la maison d’arrêt, sur un terrain vague, un potager est tenu par des prisonniers. Ils l’exploitent pour alimenter la cuisine des gardes. D’autres détenus partent en corvées pour des travaux d’abattage d’arbres morts sur la voie publique ou de nettoiement de bâtiments administratifs. Je ne suis pas sûr qu’ils soient rémunérés. En tout cas, ils profitent de ces sorties pour tendre la main aux passants en quémandant de la monnaie, profitant bien sûr de l’inattention des gardes. L’argent de cette quête sert à s’acheter des produits comme du café, du sucre, du savon, etc... Quand j’étais libre, j’en rencontrais souvent sur mon chemin.

A l’heure de la promenade, un détenu fait le tour du terrain  et propose à la criée, des sachets de crème glacée ou du jus de bissap frais. On me dit qu’il le vend pour le compte de l’épouse de son « excellence » monsieur le régisseur Diadji Ndiaye, le pacha de l’empire carcéral. D’ailleurs, il a un personnel domestique très motivé qui s’active chez lui comme des fourmis, selon les ordres de sa famille. On est loin de l’abolition de l’esclavage.

Il y a des mendiants en prison et des infirmes de tous genres : manchots, boîteux, borgnes, cul-de-jattes. Après cette remarque, une question paraissant stupide me trotte dans la tête : est-ce qu’il y a eu dans l’histoire carcérale, un détenu aveugle ? J’ai cherché à m’approcher de Cissé, le plus vieux des gardes, l’homme à la riche expérience de la prison. Mais ce n’est pas facile, car les gardes vous harcèlent à tous les deux pas. Je n’y parviens pas finalement. Puis, je me suis résolu à poser la question à mes codétenus de longues peines et récidivistes. La prison, il faut le rappeler, est un musée parlant. Tout le vécu de chaque personne est archivé en mémoire, surtout les plus remarqués. Et ce patrimoine se transmet oralement aux différents locataires qui s’y succèdent au fil des générations. Aladji Deer me dit qu’effectivement, il avait entendu qu’il y avait eu un détenu aveugle. « Ah, oui ? »  Et je saute spontanément à la question suivante :

 

-        Pour quel délit ? 

-        Trafic de chanvre

-        « Comment s’y prenait-il, étant aveugle ? », demandais-je non sans envie de rire.

-        Sûrement, il devait distinguer la voix de ses clients, jusqu’au jour ou la voix d’un flic l’a trompé.

 

Pouvait-il faire autre chose que de vendre de l’herbe, à part mendier, bien sûr ? Pour travailler dans un pays du tiers-monde, il faut des yeux. Même pour voler.  La réponse la plus cynique qu’on m’ait servi lors de tout mon séjour, c’est quand j’ai posé cette question :

 

-        Pourquoi ne pouvez-vous pas améliorer la nourriture carcérale avec juste quelques petits ingrédients à rajouter même si elle reste insuffisante ?

-        Si la bouffe est meilleure, la prison se remplira encore plus.

-        Et pourquoi ?

-        Tous les S.T.F. (Sans Travail ni Famille) de la ville feront des bêtises pour se faire incarcérer. Y’en a qui traînent dehors sans avoir à manger. Ils préféreront venir ici parce qu’au moins, ils mangeront deux fois par jour. Avant, les gens avaient moins faim grâce à la solidarité. Mais aujourd’hui, cette solidarité envers les pauvres se perd de plus en plus. Tout le monde a des soucis. C’est un problème national chronique.

 

 

Ah ! Si je pouvais tout ce que j’ai vu et entendu dans ce 100m2. Il y a des choses que j’ai oubliées à l’instant ou je les ai vues ou entendues. Tout s’enchaînait, semblait se répéter mais différemment. Avec le temps, beaucoup m’a échappé.  Je ne voulais pas passer tout mon temps à prendre des notes. Et je n’étais pas sûr que je ressortirais avec ces écrits. Ce serait du temps perdu si on les confisquait. Quelqu’un m’avait averti qu’à ma sortie, comme à l’entrée, il y aurait une fouille. Surtout moi, le râleur et l’écrivain, ayant de la matière sous les yeux. Je devais, en effet, être dans le collimateur des fouilleurs. Mais j’avais très tôt prévu une cache sur moi que personne ne soupçonnerait. Je ne vous le révélerai pas.

     Deux jeunes, supposés dealers, sont arrivés avant hier, à peine majeurs. Ils fumaient des joints quand la police est arrivée. Elle n’a rien trouvé, mais l’odeur est sentie sur les lieux. Alors, il sont embarqués. Ce matin, ils doivent aller au tribunal pour être jugés. Un ancien veut leur porter conseil :

 

-        « Jeunes hommes, faites très attention à ce que vous direz. Car vous serez présentés devant le Procureur de la République... »

-        « Le procureur de la république de mes couilles, tu veux dire ?» Dit l’un aussitôt.

-        « Tu penses que c’est notre jour du jugement dernier, c’est ça ? » Aggrave l’autre. « Je te signale que ce procureur n’est pas Dieu. »

-  « Vous ne m’avez même pas laissé finir ma phrase » se plaint l’ancien. « Laissez les couilles de monsieur le procureur tranquilles et écoutez-moi. Votre surexcitation ne vous servira à rien devant lui. Au contraire, elle vous enfonce. »

-  « Oui, mais tu nous parles de lui comme si c’était Dieu ou son petit frère, c’est ça qui m’énerve. »

-  « Non, ce n’est pas ce que vous pensez. Je suis en train de vous expliquer comment ça se passe dans les tribunaux. »

-  « Vas-y explique ! Mais je te rappelle qu’ils n’ont aucune preuve contre nous. »

-  « Au tribunal, ils n’ont pas besoin de preuves. Ils te mettent en prison quand ça leur plaît. Ils te jugent selon ton apparence ou ton comportement. »

-  « Ou selon leur humeur surtout », rajoute quelqu’un assis à côté.

-  « Les flics n’ont rien trouvé sur nous » insiste encore le premier.

-  « Oui, mais il y a eu l’odeur, comme vous dites » s’en mêle un autre.

-  « On pourra dire qu’il y avait du foin allumé non loin de là », reprend le second.

-  « Vous croyez que les flics, avec leur nez de chien, confondent l’odeur d’herbe ? »

-  « Si on était en Gambie, tant qu’on n'a pas vu le joint dans la main, on n’a pas la preuve. Là-bas, on n'embarque personne sur un simple soupçon. »

-  « C’est nul ce que font les juges chez nous, ils sont pressés de punir sans tenir compte de la liberté individuelle ».

-  « Hé, toi qui m’as parlé de la Gambie. C’est un pays anglophone. Nous n’avons pas les mêmes principes de justice. D’ailleurs ce n’est plus le cas avec Yayah Jammeh, le président. Il dit que fumer de l’herbe empêche de travailler. Notre nouveau président pense la même chose. C’est pourquoi il a nommé un ministre de l’intérieur militaire. »

-  « On va travailler quoi  si la vente de l’herbe est interdite ? » Insiste toujours un des jeunes.

-  « Tu cherches un autre travail »

-  « Dis-moi lequel ? »

-  « Tu peux toujours vendre, mais autre chose. Par exemple, je vends des pièces détachées automobile, moi. »

-  « Et tu es ici pour recel, n’est-ce pas ? Et si tes fournisseurs de voleurs arrêtaient de voler, qu’est-ce que tu ferais ? » 

 

 

Kung ! kung !kung ! On tape à la porte. La discussion qui était partie en couilles dès qu’on a parlé des couilles du procureur de la république s’arrête nette. La clé fait deux tours dans la serrure, la porte s’ouvre et fait entrer un faisceau de rayons de soleil. Toute la cellule regarde automatiquement dans la même direction. On lit les noms de ceux qui doivent partir au palais des « justiciers ».

Pourtant honteusement et tristement, les deux jeunes avaient désolément raison, presque. Quand l’instinct de survie est menacé, on est prêt à tout. C’est ce même instinct de vouloir gagner vite et beaucoup d’argent, qui pousse des juges et des avocats à faire la même chose : n’importe quoi !

Avant, pour fuir le chômage, les jeunes avaient la possibilité de s’engouffrer dans l’armée. Mais ce n’est plus la même époque. Il y avait la paix. Maintenant les guerres pètent de partout dans le monde, sur les cinq continents. Surtout chez nous, en Casamance. Faire l’armée, aujourd’hui, n’est pas chose à conseiller aux jeunes. On peut y mourir probablement et précocement sous le drapeau bleu de l’O.N.U., sans connaître réellement les raisons de cette guerre.

Lorsque l’on sait comment les populations en « liberté » subissent leur lot d’injustice au quotidien, on peut se rendre compte déjà que la prison est la plus petite république dictatoriale de la planète, et la plus dense population au centimètre carré. Les deux jeunes partis ce matin, sont revenus vers 14 heures, fatigués. Ils ont pris une semaine pour avertissement. Ils ont l’air de s’en foutre. C’est sûr qu’ils recommenceront et, peut-être, reviendront.

Mon constat a été clair. Cette nouvelle génération de prisonniers est plus juvénile, plus violente, plus aliénée et plus suicidaire parce que plus désespérée dans la lutte pour la survie.

Parallèlement au phénomène Goorgoorlu que j’ai tenté d’expliquer au début, une autre philosophie de la vie s’est développée petit à petit dans la conscience de cette nouvelle génération. Leur slogan est « BOUL FALE (ne t’occupes pas) ». Elle prône le stoïcisme. Etre dur et ne jamais faillir à son objectif fixé pour s’en sortir. Ces jeunes cherchent à se doper et super-entraîner afin de survivre à toute situation difficile. En un mot, être un Rambo de la débrouille. Ne vous étonnez pas lorsque vous apprenez qu’un jeune sénégalais a tenté de voyager dans une soute d’avion. Car ça passe ou ça casse ! Et quand ça passe, il est réexpulsé dare-dare par les autorités européennes sans voir ni admettre que ce gosse à l’avenir incertain, vient d’accomplir un exploit qui mériterait de figurer au Guiness des records. Ah ! Si un occidental l’avait réussi, la plaque d’une rue porterait son nom et il serait un héros adulé, comme ces alpinistes tombés du haut du Mont blanc en s’amusant.

Dans le passé où la vie était moins dure et plus paisible chez nous, on devenait bandit par choix. Mais au jour d’aujourd’hui où le travail se fait désirer et les perspectives d’avenir sont bouchées, on se fait voyou pour vivre. On tente de se relever pour ne pas tomber et se faire écraser. On veut vivre, poussé par l’instinct de survie. Et quand on commence à tomber et que le choix de vivre s’avère impossible, il reste celui de mourir. Mais avant de mourir, on essaie de s’accrocher pour une dernière fois, tentant de maintenir le dernier souffle de son instinct de survie, et on y met le prix avant qu’elle ne quitte pour toujours. Hélas !

On va parler un peu d’herbe ou de la drogue en général, puisque c’est la raison pour laquelle beaucoup sont dans la M.A.R. parcequ ‘ils en ont marre du chômage. Pour un chômeur endurci, le trafic d’herbe n’est pas un problème, mais une solution.

Au Sénégal, vendre de la drogue est facile. Il suffit de trouver un logement dans un quartier pauvre et d ‘être gentil avec ses voisins. Etre généreux avec les mamans (c’est elles qui rapportent les ragots à leurs maris absents la journée) et les enfants (c’est eux qui forcent les parents à apprécier un inconnu), et savoir coopérer avec les jeunes filles et garçons (c’est eux la force vive du quartier). Ainsi, le jour où la police pointera, notre généreux dealer est averti depuis l’entrée des flics dans le quartier. Il aura tout le temps de disparaître. Tout le monde le défendra dans une ignorance collective de son identité  et de ses activités douteuses. On appelle ça la solidarité entre goorgoolu.

Revenons à la cellule.

Cinq fois par jour, on entend quelqu’un crier : « Silence Prière ! ». Tout le monde se tait. Quelques « mécréants » ou plutôt rebelles, continuent de parler. On leur demande de baisser la voix. Quand même ! Ils  s’exécutent graduellement et finissent par se taire. Après les minutes suivantes, tonne la voix du muezzin. C’est Fofana, mais moi, je l’appelle « al Qaïda ». Il a une grosse barbe. Sosie noir d’Abassi Madani, leader du F.I.S. algérien. Il est ébéniste à l’extérieur. Il avait une commende de salon (1 canapé, 4 fauteuils et une table) qu’il n’avait pas livré dans les délais prévus. Son client l’a traîné en justice en l’accusant d’escroquerie. Un officier de police et beau-frère du plaignant, l’a déferré. Il en a pour deux mois de « jail ».

La même scène de prière se déroule en même temps dans les autres cellules. C’est le moment des bousculades devant la douche-toilette. Il y a un seul robinet pour une cinquantaine de « prieurs ». Dans sept à huit minutes, ils devront tous être prêts derrière l’imam Ala Dieng (contrainte par corps).

 

La longue file d’attente devant la douche-toilette est souvent source d’engueulades, de rixes et de violentes disputes. Genre :

 

-        Tu ne devrais pas entrer avant moi. Espèce d’imbécile. Fils de p…

-        Vas te faire foutre. Je suis là depuis ce matin. Et toi, t’étais où ? Ne bouge pas d’ici si tu ne veux pas qu’un autre prenne ta place.

 

Une fois j’ai entendu Boy Naar (notre sacré romancier) dire à quelqu’un :

 

-        Hé ! Ca fait longtemps que tu es dedans. Tu te douches comme une gonzesse. Allez, sors ton vagin d’ici. 

 

Parfois, Cheikh Ba, notre chef adjoint, intervient pour dire aux gens en train de se laver ou de se soulager :

 

-   Dépêche-toi !  Faut pas rester plus de trois minutes. Y’a les autres qui attendent.

 

Finalement, le vieux Insa (qu’on dit père naturel de notre footballeur national) excédé, avait demandé à son adjoint, de distribuer des tickets numérotés, découpés dans du carton de sucre. La distribution se fait à la fin de l’aube, après la première prière du jour. Les dormeurs attendront le deuxième tour, vers midi. Dans la cellule, tout s'organise entre détenus. Le gardien n’y met pas les pieds. S’il y a un problème, il ouvre, reste devant la porte, et appelle les concernés et le chef de chambre comme témoin. Souvent, certains détenus préfèrent rester en cellule et se priver de promenade, pour ne pas voir de gardes. Mais à la fin de chaque récré, on est obligé de sortir comme tout le monde pour se faire recompter et retourner en cellule. On ne peut pas y échapper, c’est la règle.

En prison, il n’y a pas de minimum, tout est excès. La souffrance est démesurée, la bouffe excessivement dégueulasse et trop insuffisante. L’oisiveté est paralysante et l’atmosphère est hyper-tendue. Les coups reçus sont forts. La peur et le malheur sont grands. Et les condamnations, lourdes. L’humiliation est sans limites et le traitement extrême. Bref, on purge la peine maximale pouvant aboutir parfois à la sentence capitale. La Mort ! La prison, en tant que l’endroit le plus pitoyable, a la vie la plus impitoyable. A chaque jour, on subit sa peine.

 

Jamais je n’oublierai Doudou Lô, le plus marrant de tous. Un jeune géant hors-normes mesurant environ 2m10. Personne ne se moque de lui, dans la chambre ou à la récré. Sauf moi, qui suis son cousin de plaisanterie. Cissé et Lô. Il est gentil et rigolo, mais peut s’énerver très vite. Moi, j’avais le droit de l’énerver et il ne disait rien. Il peut se permettre de se moquer de n’importe qui quand ça lui prend. Il attribue des sobriquets à qui il veut. Par exemple, Malick Dia l’émigré de retour, il l’appelle : Petaxu France (pigeon de France). Et c’est peine perdue de se fâcher contre lui. Des muscles, il en a à revendre. Il travaillait dans le vaste domaine agricole de son père dans le village de Keur Ndiaye Lô (35 km de Dakar). Un malfaiteur avait la fâcheuse habitude de leur rendre visite la nuit pour redisparaître avec tout le matériel de travail (râteaux, aspergeurs, pompes, tuyaux, etc.…) Une nuit, il tend un piège à son cher voleur qui tombe dedans. Sous le coup de colère, il oublie sa force exceptionnelle et cogne son « visiteur de nuit » si fort que l’autre succombe dans ses mains. Il est à « Boston » depuis un an, en attente de son jugement. Je lui ai demandé pourquoi ne l’a-t-il pas envoyé à la police, il répond :

 

-        Tu sais, quand tu emmènes ton voleur aux policiers, ils te disent à toi la victime de lui apporter son repas tous les jours tant qu’il n’est pas déferré au parquet. Pour les flics, la police n’est pas un restaurant. Et si tu refuses, ils libèrent le voleur avant qu’il ne meure de faim dans le « violon ». En plus, on était au début d’un long week-end. Je voulais juste le tabasser et le laisser partir, et voilà maintenant comment l’histoire a terminé.

-        Je vois, tu es allé trop fort.

 

Puis il me confia ce qui lui a le plus fait honte dans l’histoire lorsqu’il apprendra que sa victime était un Dabo. Au Sénégal, Lô, Cissé, Dabo, sont des cousins à plaisanterie.

 

-        Qu’aurais-tu fais, si tu l’avais su plus tôt ? 

-        Je l’aurai arrosé d’insultes avant de le laisser partir. Mais Dieu en a décidé ainsi. Je vais payer sa vie que je lui ai prise.

 

Ce même Doudou Lô  m’a pris en « flagrant délit » de pleurer au troisième jour de ma détention, mes yeux mouillés de larmes. Il me lance un rire moqueur en me disant :

 

-        Cissé-Mandé-Mori ! Pourtant tu m’avais l’air d’un dûr. Tu vois, c’est ça la prison. La grande gare aux rails verticaux. Ici, il faut des couilles en acier dans un slip en béton. Moi aussi, il m’est arrivé de pleurer seul dans mon coin.

-    Non, lui dis-je en m’essuyant la figure avec la manche de ma chemise. Je ne pleure pas à cause de ce que tu penses.

-        Quoi alors ? 

-        J’ai trouvé dans mon repas une lettre de ma belle-sœur. Ses trois enfants refusent la nourriture depuis que leur père ne rentre plus à la maison. Les deux plus grands n’ont plus envie d’aller à l’école. Pour ne rien ajouter à leurs soucis déjà insupportables, on était obligé de leur mentir en leur disant que papa est allé « quelque part ». Il rentrera bientôt, inch’ Allah ! Et les enfants ont voulu y croire. Ainsi, chaque fin d’après-midi (à l’heure où leur papa avait l’habitude de rentrer du travail (la débrouille !)), les trois enfants et leurs petits cousins constituent un petit groupe pour aller traîner aux abords de l’arrêt de bus et voir s’il venait. Le « porté disparu » avait l’habitude de leur apporter tous les jours des petits cadeaux comme sachets de bonbons ou beignets. Mais non ! Depuis trois semaines, il tardait à rentrer. Quelque chose devait se passer. Les mômes l’avaient senti.  Pourtant, ils avaient effectivement cru au voyage de leur papa, mais malheureusement l’ambiance lourde à la maison leur avaient mis la puce à l’oreille. Une menace planait dans l’air de la maison. Et les enfants pressentaient qu’il s’agissait de la vie de leur père, et donc de la leur.

-        C’est qui leur père ? 

-        Mon jumeau 

-        Ah bon ? Ton jumeau et toi, vous êtes ici ? 

-        Ben oui 

-        Est-ce que madame le juge le savait ? 

-        Je lui ai dis. Mais elle s’en fout 

-        Elle est vraiment d…, cette femme 

-        C’est toi qui le dit...

-        Et maintenant ? 

-        Maintenant, je purge ma peine. Ensuite, je sors, à moins qu’elle m’en rajoute.

-        Tu sais Cissé, fallait pas aller au tribunal puisque c’est de ton jumeau qu’il s’agissait. Les jumeaux, si quelque chose arrive à l’un, cela arrivera à l’autre, si ce dernier est dans le même endroit. Dans la tradition, il est interdit à deux jumeaux de se baigner ensemble. Parce que si l’un se noie, l’autre le suivra. Tu ne le savais pas ? 

-        Non 

-        D’ailleurs, certains parents de jumeaux évitent de les élever ensemble pour éviter ce genre de tragédie. 

-        Peut-être est-ce vrai ce que tu dis. Mon jumeau et moi, nous n’avons pas grandi ensemble »

-        Que devient votre maman dans tout ça ? 

-        Elle s’en est remise au bon Dieu 

-        Il n’y a plus que cela à faire. C’est lui le vrai juge. 

 

Parmi mes compagnons de cellule, d’autres m’ont marqué plus ou moins. Modou Samb, cinquantaine d’années, un autre de mes nombreux cousins à plaisanterie. Un dealer. Sa barbe est fournie comme celle d’un vieux bouc. Il est versé dans les sciences ésotériques et mystiques. Un jour, il m’a lu des choses sur mon avenir. Il a encore du temps pour faire pousser sa barbe. Il lui reste deux mois pour sortir.

Ngom : il a mon âge. Avare en paroles. De temps en temps, il a des prises de gueule avec quelqu’un pour d’insignifiantes raisons. On les calme, puis il se renfrogne et retourne dans son silence pour le reste du temps. Il n’aime pas qu’on l’emmerde, mais en prison, on ne laisse personne indifférent. On a des histoires par A ou par B. Il va « coucher » pour un an à cause de je-ne-sais-plus-quoi. La première fois qu’il a ouvert la bouche pour m’adresser la parole, c’était pour me complimenter. Il me dit : 

 

-        Tu es le seul type « clean » de toute la cellule, tout le reste c’est de la racaille.

 

Je ne sais pas qu’est-ce qu’il avait remarqué sur moi. Peut-être parce qu’une fois, je lui avais offert du tabac. En tout cas, son compliment m’a touché, mais pas au point d’en faire la grosse tête. Il a même rajouté : « Ca se voit dans tes yeux, t’as pas les mêmes que les autres ». Puis il s’est répandu en démonstrations « anthropomorphologiques » sur comment distinguer un innocent d’un coupable. Merci Ngom. De toute façon, je suis un goorgoorlu comme tout le monde.

Cheikh Diop. Le dandy de notre cellule. Il veut rester élégant coûte que coûte. A l’extérieur, il est grand maître cordonnier-maroquinier. Il exporte des chaussures et sillonne l’Europe. Il parle 5 langues européennes (italien, espagnol, allemand, français, anglais). Arrêté pour faux et usage de faux. L’extérieur lui manque beaucoup. Il dit à ceux qui veulent l’entendre que son gros ventre est un ancien cimetière de poulets frits. Il sortira au lendemain de mon départ.

Il y a ce jeune de 23 ans que j’ai connu à la cour des gardes. Condamné à 3 ans fermes pour viol. Or, sa victime a affirmé à la barre qu’elle ne l’a jamais vu auparavant. N’empêche, il vient d’effectuer sa première année, espérant en un appel. Ndoye (je parlerai de lui après) notre assistant social le prend sous son aile et lui parle souvent en l’invitant à la cour des privilégiés, pour qu’il ne pète pas les  plombs, sûrement. J’espère qu’il tiendra encore en portant le chapeau du vrai coupable qui cours encore et toujours.

Il faut absolument que je vous signale que la prison vit à l’heure du NEPAD (nouvelle politique de développement de l’Afrique), car il y a une dizaine de nationalités africaines, rien que dans notre cellule durant mes quinze jours de séjour.

Humberto Monteiro, garagiste d’origine cap-verdienne. Baïto Santos et Joao Santos (cap-verdiens eux-aussi), sont des monnayeurs clandestins surpris par deux gendarmes, en train de compter leur liasse de billets. Un premier soutient qu’il n’est pour rien dans l’histoire et ne comprend pas pourquoi il est arrêté. Ses compagnons le confirment. Malgré tout, il est dans le « hundred » comme tout le monde. C’est logique qu’il n’y comprenne rien. Au tribunal, l’argent des monnayeurs n’a pas été exhibé comme pièces à conviction. Disparu ? Seul Dieu le Grand Juge le sait. Mohammed Sylla, infirme (Guinée Conakry) était avec eux, il est à la cellule N°1. Il est malade et souffre de troubles respiratoires.

Yacouba Abdu Salam, Emmanuel Oseï et Adébola (nigérians), sont receleurs, ils ont racheté des billets d’avion d’une agence de voyage cambriolée. Prince Jhon Hayford (ghanéen) est arrêté pour trafic de daube.

Sidibé Doumbia (malien), chauffeur-routier Il conduit une remorque-citerne et fait souvent le trajet Kayes-Dakar. Il reproche aux conducteurs sénégalais leur indiscipline et les traîte de chauffards (je suis d’accord avec lui). Aussi trouve-t-il les gendarmes sénégalais également hyper-corrompus (je suis toujours d’accord avec lui !). Voici son histoire : il arrive à Diamniadio (entrée de la région de Dakar) où il passe à côté d’un camion Berliet mal garé (chose pas rare au Sénégal) qu’il klaxonne deux fois. Le camion tarde à s’exécuter et Sidibé baisse sa vitesse. Un chauffeur de fourgonnette arrive derrière lui en filant à vive allure, le dépasse, lui fait une « queue de poisson », endommage ses phares et continue. Doumbia cherche à se garer au bord de la route et descendre constater les dégâts. En ce moment net, arrive deux gendarmes qui l’interpellent et le questionne sur un accident dont il n’est même pas au courant. Il s’agissait d’une personne fauchée en bord de route, à quelques kilomètres en arrière, qui mourra à l’hôpital. Doumbia porte le chapeau et va en prison pour trois mois. Et pourtant, s’il avait été le vrai coupable, il devrai logiquement purger au moins une année. En plus du délit de fuite. Puisqu’il s’agit de la perte d’une vie humaine. Doumbia a été le coupable idéal à la place du vrai coupable volatilisé, parce qu’il ne parlait que la bambara et pas bien, ni le français, ni le wolof (langue nationale sénégalaise). Les gendarmes ont profité de ses difficultés de communication et l’ont déguisé en dindon. Le camion-citerne de Doumbia est mis en fourrière;  A la veille de ma sortie, il m’a remis ses numéros de téléphone de domicile et de travail pour appeler sa femme et son patron. Dommage que je ne les aie pas eues. La ligne était mauvaise et je n’avais que peu de temps, car je devais voyager.

A la promenade, je voyais d’autres étrangers africains plus nombreux, surgissant des autres cellules. On parle beaucoup de langues dans la prison. A la cour, j’ai connu le tout jeune Gabriel Mamasalé (Tchadien) peintre, artiste de profession. Il a tous les problèmes du monde pour écouler ses toiles dans un pays du tiers-monde. Il est pris avec un faux billet de 10 000 Francs CFA (15 euros) et prend trois mois avec sursis (en plus). Il m’a demandé de lui envoyer un cahier et des stylos, comme je devais sortir dans quelques jours.

La prison est une véritable Union Africaine en miniature, pendant que les états africains traînent à s’unir... Vive la prison !

 

Je n’oublierai pas, malgré mon amnésie par rapport à beaucoup d’autres anecdotes que j’ai oublié, de vous parler de Ndoye Seïdina Issa, notre garde-assistant-social, formé dans une prison quelque part en France. Je-ne-sai-plus-où. Il a certainement été mis au courant de mes protestations. De taupes informent sur tout ce qui se dit et se fait dans les cellules. Il m’invite à la cour des gardes où seuls les détenus privilégiés ont accès. Il y a la télé, des jeux de cartes, de dames, de Scrabble, et une petite bibliothèque de vieux livres, ainsi qu’une collection de bandes-dessinées. Pour commencer, Monsieur Ndoye allume une cigarette et me tend la flamme de son briquet. Des gestes pour me montrer qu’il est humain et gentil. J’en ai pas de doutes.

 

-  Je t’ai fait venir ici pour qu’on puisse discuter tranquillement. Il paraît que tu es un écrivain ? 

-  On le dit, répondis-je, en essayant de rester modeste et coopérant.

- Tu sais, notre travail consiste à récupérer de notre mieux, des gens pendus afin de les remettre sur le droit chemin. 

-  Je l’ai remarqué. 

 

Puis il me tient un long discours sur les ambitions du centre pénitencier et veut absolument que je prenne ses paroles au sérieux. Je joue le jeu jusqu’au moment où il me sort la phrase de trop.

 

-        Je te signale aussi que beaucoup qui sont passés, ne l’ont pas regretté. A leur sortie, ils ont retrouvé la bonne voix grâce à la prison.

 

Je le regarde avec l’air de lui demander s’il me prenait pour un demeuré. Il se ressaisi et rectifie ses mots.

 

-  C’est  vrai qu’on n’a pas les moyens, mais on essaie. 

 

Avant de se quitter, il me propose :

 

-   Chaque fois que tu voudras te laver ou faire ton linge, viens ici. Il y a tout ce qu’il faut.

-  Merci, c’est gentil, mais j’en ai que pour deux semaines, ça va aller. 

 

Je ne voulais pas profiter de ses faveurs, mais comme l’honneur ne se refuse pas par chez nous (cela peut être mal vu), j’y suis revenu prendre ma douche, une ou deux fois. Quand même, je dois le reconnaître. Il m’a arrangé souvent de rencontrer mon jumeau à la cour des « privilégiés ». Merci monsieur Ndoye. Au contraire, la prison n’est pas un centre de réinsertion. Loin de là. Pas de tri entre les auteurs de grands et petits délits. La promiscuité facilite les rapports et entraîne les échanges d’idées, expériences, et méthodes entre grands et petits voyous. Car, la plupart des thèmes de discussion entre bandits s’articule sur leurs coups à succès ou ratés durant leur carrière interrompue de criminel. C’est d’ici, qu’on perfectionne les coups réussis et peaufine les coups manqués au royaume de la criminalité. Les caïds sont rois devant leurs sujets de jeunes voyous. Les forts persécutent sans pitié les faibles sans défense. L’innocent en ressort révolté. Les conditions de détention favorise la poussée d’une pépinière de criminels. Des récidivistes en puissance. Nous sommes au coeur d’une congrégation de malfaiteurs en séminaire.

 

Et si on parlait un peu des gardiens ?

J’ai eu l’étrange impression qu’ils sont plus malheureux que les gardés. Ils ne sont jamais contents. Leur travail est fait sans professionnalisme dans le sens social du terme, donc sans joie réelle. J’ai retenu deux noms de gardes tristement célèbres dans le milieu carcéral. Pour ne citer que ceux-là. Jonas, le « diable-gardien », l’appelle-t-on ici. Il prend du plaisir en maltraitant et humiliant les détenus. Une fois, paraît-il, il a reçu des avertissements du régisseur en personne, tellement il était allé loin. Je n’ai pas envie de raconter ce qu’il avait fait.

Pape Dione, le très arrogant. Il porte des lunettes noires et se prend pour James Bond. Pour lui, tout détenu mérite le mépris. Il s’amuse à les vexer.

Il y a Cissé, le plus vieux des gardes, cheveux blancs, bientôt à la retraite. Il est tout le contraire des deux, c’est un « ange-gardien ». Il aime causer avec les détenus et les traite sans complexe. C’est un gardien sans façons, poli envers tout le monde. Cissé est une bibliothèque vivante. Il a de l’expérience et connaît trop bien le milieu carcéral. Je suis fier de porter le même nom que lui.

Le spectacle qui m’a le plus choqué, s’est déroulé lors d’une fin de promenade. On devait regagner notre cellule en rang, entendant l’appel des noms, un à un. Il faut bien se concentrer dans le brouhaha, le cliquetis des chapelets de clés, afin de bien écouter pour entendre son nom. Car, le garde se refuse à lire à haute voix, et gare au détenu qui n’entendra pas son nom.

En levant ma tête, j’aperçois un gardien, non pas au mirador, mais sur le toit de notre cellule. Il tenait un fusil-mitrailleur tout neuf dans une main, et une boite de cartouches dans l’autre. De temps en temps, il vérifie pour voir si son chargeur est bien « chargé », tout en nous regardant. J’avais le sentiment d’être un vulgaire lapin prêt à être buté au moindre mouvement suspect ou geste imprudent. Les gardes adorent nous froisser en jouant sur nos nerfs. En fait, il font tout cela pour imposer la crainte et la peur à de grands gaillards. Comme les gardiens sont en service commandé, ils aiment commander, eux-aussi. Dès lors, un problème de personnalité se pose, et pousse à la folie des grandeurs. Ici, on hésite pas à taper sur un adulte comme sur un enfant. C’est une activité « correctionnelle ».

J’ai vu tous les matins des gardes se pencher devant la porte de notre cellule, tendre leur tasse vide, comme des mendiants, pour demander aux gardés, leur dose de café. Ca devait être la même scène devant les autres cellules. Beaucoup de gardes se servent sans gène ni vergogne sur les provisions personnelles des détenus. En fouillant les repas des prisonniers envoyés de l’extérieur, ils n’hésitent pas de se taper les bons morceaux.  La victime ne peut pas se plaindre et on laisse faire. Il y a des gardes en uniforme délavé et des chaussure vieillies. Notre drapeau national flottant à l’entrée, est dans le même état. On m’a appris que le gros des vêtements civils que portent certains gardes en dehors du milieu carcéral, leur ont été « offerts » par des détenus. Je ne parle pas de confiscation.

Si certains gardes sont mal chaussés, c’est qu’il y a une raison... A part des sandales, les prisonniers n'ont pas besoin d'autre type de chaussures, comme souliers, bottes, etc... Alors, ils ne pourront pas « offrir », de souliers, bottes, etc... En vous parlant de chaussures, cela m’a rappelé une anecdote qui m’a fait exploser de vie. Il s’agissait d’un nouveau qui demande l’heure à un « ancien » qui portait une montre.

 

-  Va te faire foutre, où vas-tu pour demander l’heure ? T’as rendez-vous ?

-  Et toi, pourquoi portes-tu une montre ? 

-  C’est ça la prison. On pose des questions, et on reçoit une autre question en réponse. Nous sommes sous la pyramide des points d’interrogation. Mais les architectes de ses questions ont leur cabinet au tribunal. Ce sont les juges et avocats.

 

Les abus et la pratique de l’arbitraire de nos toubabs noirs s’expliquent par le fait que la majorité de la population est illettrée en français, et donc ignorante, elle mérite le mépris. Refuser de se donner les moyens de construire suffisamment d’écoles, ça les arrange. Ils perpétuent la démarche des colons.

Mon but, ni mon rôle, n’est pas de juger madame le juge Marie-Odile Thiakana, mais j’estime qu’elle a poussé le bouchon un peu trop loin en abusant de sa fonction. Vingt-quatre heures ou trois jours de garde-à-vue auraient suffi pour mon délit. Je suis sans rancune aucune, mais je ne peux tolérer un geste aussi impulsif et stupide de la part d’un juge.

Un trouble de comportement semble s’emparer parfois de nos toubabs noirs. On se trompe souvent en croyant être face à des gens capables de comprendre. Ainsi comme le disait Nietzsche (un toubab blanc), « il faut refuser de faire confiance à quelqu’un en qui le désir de punir est puissant ».

Beaucoup parmi nos intellectuels et les politiques sont inconscients de l’impact et des conséquences de leurs actes. La pratique de l’arbitraire, de la brutalité et du mépris est un héritage de la colonisation. Loin de s’en défaire, on la maintient pour abrutir tout un peuple. Ce sont des leçons apprises sur les bancs de l’école du colon. Rappelons que la première prison de l’Afrique Occidentale a été bâtie à Saint Louis du Sénégal vers 1850. Y avait-il un système judiciaire en Afrique avant la venue des colons à l’époque des grands empires. Comment s’exerçait-il ? Qui l’incarnait ? Comment punissait-on les coupables ?

Au Sénégal, le laxisme des autorités est légendaire. Pendant et après la colonisation, la corruption a toujours été de rigueur. C’est un sport national. Même les gouvernements, pour se faire élire, passent par la corruption en achetant les électeurs et leurs cartes électorales. C’est ainsi qu’on a assisté à toutes ces successions de chefs d’état kleptocratiquement élus. Sauf maître Abdoulaye Wade (avocat de formation) en mars 2000. Une première dans l’histoire politique du pays.

En 1998, ce même Wade, accusé de troubles à l’ordre public, fut « logé » dans le « hundread » à la cellule 177, secteur 3. Ensuite, il fut déplacé à la cellule 35, secteur 5 (réservé aux V.I.P.), selon Bathie Diakhaté, un récidiviste. Aucun toubab noir n’a eu la capacité de le défendre et le sortir de prison. C’était l’époque où notre président actuel était traité comme un vandale. Il fut précipité dans un gouffre juridique avec des accusations bidons où seul un toubab blanc, Maître Vergès pouvait le sortir.

Nos pauvres toubabs noirs, hormis la punition et l’oppression, ne peuvent rien apporter à la liberté. Alors, maintenant que notre nouveau et cher président a connu cette prison en y passant plus de jours que moi, comptera-t-il enfin réagir sur les conditions de détention, ou les oublier tout simplement en tant que le magistrat suprême de la république ? On va savoir...

En prison, comme je vous l’ai dit, les coupables de délits mineurs et majeurs sont mélangés, et quel que soit l’âge aussi. Pas de différence dans le traitement. Je vous le rappelle par les nuits où j’ai dormi sous les pieds de ce criminel de Malick Gueye, auteur d’assassinats à la hache de huit membres d’une même famille. Les peines sont parfois à peu près égales. Au finish, on se demande s’il ne vaudrait pas mieux commettre un grand délit. C’est pourquoi, ici, certains rêvent d’assassiner leur avocat à leur sortie.

Dans la situation actuelle, on peut entrer en prison sans passer par le tribunal. C’est à dire sans être entendu, ni jugé, et pour y rester longtemps. Croyant qu’on ne faisait que passer, on finit par s’installer. De coupable, on devient victime.

Pour que « force reste à la loi », il faut que la lucidité et l’intégrité en soit le terreau. Sinon, personne n’y croira plus. J’en connais des avocats fumeurs de joints ou des juges alcooliques, et me demande si l’ivresse ne porte pas préjudice à la valeur de leur travail ou à leur client. Souvent, ils continuent de plaider. Il est vrai qu’au Sénégal, les comportements changent par négation des valeurs. L’immoral gagne du terrain. Cependant, il faut aux autorités assainir leur façon de faire, et le reste suivra. Car, « le poisson pourrit par la tête ». Un esprit judiciaire sain dans un corps social sain.

 

Pour revenir à mon délit de trouble d’audience, Je rappelle à madame le juge que d’autres en ont fait plus que moi. Qui ne se souvient pas, dans les années 80, du spectaculaire trouble d’audience de Badara Lô, riche commerçant réputé fraudeur doublé d’un receleur et militant engagé du Parti Socialiste au pouvoir ? Il avait sorti son flingue en le braquant sur le jury en pleine audience, c’est à dire dans le tribunal. II finit par être purement et simplement relaxé après la plaidoirie pathétique, émouvante et presque poétique de son avocat, demandant au juge et au procureur de comprendre le geste de son client qui est celui d’un homme désespéré, etc, etc... La question de savoir comment il s’était procuré l’arme n’a pas même été posée.

Monsieur Badara Lô, l’homme à la gâchette facile, finit par mourir plusieurs années plus tard, au cours d’un accrochage avec des gendarmes dans son domicile. La presse avait annoncé une « crise cardiaque ». Pas d’autopsie, bien sûr. Entre temps, son parti n’était plus au pouvoir...

 

Avant ma détention, je ne comprenais rien au vocabulaire juridique et j’ignorais tout du fonctionnement de la justice de mon pays. Le centre carcéral m’a servi d’école en écoutant mes codétenus de longues peines. J’ai entendu dire qu’il y avait des avocats qui prennent leurs clients pour de véritables pigeons, et n’hésitent pas à leur arracher plumes et ailes, bec et ongles, et finissent par les oublier dans les cages du « hundread » sans leur laisser un atome d’énergie pour se débattre. Les victimes de la justice sont enterrés vivant dans un trou juridico-financier sans fond. L’origine du phénomène vient, paraît-il, de la vague d’une nouvelle génération d’avocats et de juges rêvant de s’enrichir au plus vite. Lorsque le droit ne rime plus avec la droiture... Et quand la justice devient une industrie dans un pays sous-développé. On se demande si la justice a été instaurée pour donner des emplois aux toubabs noirs ou pour  rendre la justice à leur peuple.

Selon une autre rumeur carcérale, une nouvelle circulaire encouragerait les policiers pour chaque arrestation d’un présumé malfaiteur par une récompense de 6000 Francs CFA (10 euros). La chasse aux primes est ouverte. On peut arrêter tout ce qui bouge afin de gagner le maximum de primes. Puisque c’est le but du jeu, sur un simple soupçon, on peut finir en prison. Le droit à la présomption d’innocence, tant qu’on n’est pas déclaré coupable, est ignoré par certains juges. « ce sont des vautours, me dit quelqu’un sur un ton ironique.  Des escrocs en robe. Ce sont les seuls gens que je connaisse, hormis les cambrioleurs, qui se déguisent pour faire leur boulot ».

Bricoler des solutions pour des problèmes sérieux, semble être la spécialité de la plupart de nos toubabs noirs. Ils ne prennent jamais le taureau par les cornes comme le font nos braves goorgoorlu afin d’éradiquer les maux du pays. Ils peuvent s’offrir de grandes et belles maisons en bord de mer (domaine maritime interdit de construction), mais pas bâtir des écoles et des hôpitaux suffisants. Ils peuvent se payer des voitures de luxe, mais jamais construire des routes ni installer des infrastructures de transport en commun pour soulager de ses peines le goorgoorlu suant eau et sang pour la marche de l’économie du pays.

L’état d’insalubrité du tribunal est un peu comme la prison. Des piles de dossiers sont archivés dans des étagères sous une couche épaisse de poussière. La cour est rarement balayée et les vitres, mal lavées, quand elles ne sont pas cassées. Des juges et des avocats arrivent au tribunal dans des voitures rutilantes, flambant neuves. Sans parking, ils se garent n’importe où. C’est les mêmes qui parlent de mettre de l’ordre dans le pays !

Que personne ne pense surtout que je me fais plaisir en fustigeant notre système judiciaire et en titillant nos autorités. Je n’en suis pas fier. Mais, « le sens de l’écriture est de toucher là où ça fait mal ». Autrement dit, « le train qui arrive à l’heure » n’intéresse pas la critique. Au tribunal , on se trompe quelquefois d’époque et de culture. J’ai profité de mon aventure carcérale pour informer l’opinion sur ce qui se passe dans la maison d’arrêt de Dakar en ce début du 21ème siècle. Je me suis donné cette tâche parce qu’il s’agit de mon pays où la liberté des individus est menacée et l’arbitraire banalisé, avant que d’autres d’ailleurs, le fassent à notre place. Comme cela se fait souvent. Les gens que j’ai rencontré en prison, innocents ou criminels, sont mes concitoyens. Il est de mon devoir de faire entendre leur voix étouffées entre ces hauts murs par un système carcéral criminel et moyenâgeux. Pour que personne ne puisse plus dire : « je ne savais pas ».

Comme je l’ai déjà dit, on juge l’arbre (de la justice) par ses fruits. S’il y en a des pourris, il faut absolument en parler. L’avocat le plus insulté en prison est un certain Pape Ndiaye, rendu ironiquement célèbre par ses frasques et ses spectacles de prestidigitation judiciaire. Sa coiffure de Tintin (héros de bandes dessinées) prouve sa mégalomanie. Il a la triste réputation d’enfoncer ses clients. Le moins insulté, mais pas apprécié pour autant, est un nommé Mbaye Jacques. Il porte le nom du maire qui a fait de Rufisque, le ville la plus sale de l’Afrique de l’Ouest, selon la presse sénégalaise. « Un dent pourrie porte préjudice à toute la mâchoire », a dit l’adage.

Par contre, maître Khassimou Touré est réputé excellent avocat, sérieux et intègre, paraît-il. Il fait normalement son travail selon mes codétenus. L’unique défaut qu’on lui reproche, c’est qu’il faut assez d’argent pour avoir droit à sa plaidoirie. Et l’aide judiciaire n’existe pas chez nous. On m’a parlé d’autres bons juges et d’avocats qui ne font pas n’importe quoi.

Quelle est la position des autorités religieuses musulmanes et coutumières dans le problème des prisons ? C’est l’indifférence parfaite ? Sauf pour une. Cheikh Ahmadou Kara Mbacké est le seul chef religieux (de la communauté Mouride) à compatir au sort impitoyable des « locataires » de la citadelle du silence. Il refuse publiquement qu’on prenne les populations pour, dit-il, « des pintades et des perdrix à capturer et enfermer». Cela explique toute l’acclamation que son nom provoque dans le milieu carcéral. Une fois, il a rendu visite aux « habitants de la M.A.R.». C’était en 1989, au temps du régisseur Jules Fall. Une deuxième demande de visite lui a été refusée quelques années plus tard, vu la grande joie que cela avait engendré chez les détenus. Il y envoie régulièrement des dons de nourriture accompagnés de conseils et de mise en garde morale. Les détenus font ses éloges régulièrement par des chansons.

L’Eglise joue son rôle aussi, essayant de ramener, autant que possible au troupeau, ses brebis égarées.  Elle leur rend visite de temps à autre, faisant des repas pendant les fêtes religieuses (Noël, Pâques, Pentecôte...) et leur offre vêtements, rasoirs, couverture... Que Jésus les bénisse !

 

Pour conclure sur la description des conditions effroyables de détention, je persiste et tiens à rappeler que les premières prisons d’Afrique, bâties par les colons, ne servaient pas à y mettre des coupables de délits. Elles étaient conçues pour les résistants contre l’ordre colonial républicain. Considérant ces derniers comme des voyous. Du coup, les prisons servaient aussi à « stocker » des hommes jeunes et robustes, arbitrairement arrêtés, pour alimenter la main d’œuvre destinée au travail forcé dans les chantiers de chemins de fer ou des bâtiments administratifs. C’était des centres de détention gratuite. Les gouvernement d’après indépendance n’ont pas cherché à y changer grand chose. En effet, c’est le prolongement des pratiques néocolonialistes.

Cheikh Ahmadou Bamba (1854-1927), est le fondateur du Mouridisme, l’ordre religieux négro-africain le plus puissant aujourd’hui. Son credo a été la non-violence. Cependant, l’autorité coloniale l’a exilé et mis en cellule de 1895 à 1912, et le reste de sa vie en résidence surveillée. Soit 33 années de privation de liberté (l’âge du Christ !).  C’est l’exemple d’arrestation arbitraire la plus remarquablement insensée.

Jeudi 5 Juin 2001, à 8 h 30, je sors de la maison d’arrêt, laissant derrière moi mon jumeau, derrière les portes.  Mon jeune frère m’attendait dehors pour me transmettre les recommandations de ma mère. Elle me sommait de ne pas rentrer à la maison directement sans être allé me baigner d’abord dans la mer. Dans la mentalité populaire chez nous,  la prison est un lieu de souillure. Seule l’eau de mer peut la nettoyer. Puis mon frère me tend un billet d’argent en ma disant :

 

-  Maman dit que tu dois t’acheter du lait caillée et le verser en mer en signe de sacrifice avant de t’y baigner. Les reste, c’est pour ton transport jusqu’à la maison. Y’a tout le monde qui t’attend. Merci maman !

 

Quand on parle de réinsertion en Afrique, ça veut dire d’abord trouver les moyens de payer le transport pour rentrer dans son village d’origine, généralement bien loin de la ville tentaculaire où on était venu se chercher.

 

Nous sommes en juin, mois au cours duquel les prévenus en détention provisoire attendront que le corps judiciaire aille en vacances et revienne. Beaucoup (comme ce sont des toubabs noirs) se rendent en Europe. Mon jumeau sortira deux mois plus tard, relaxé, purement et simplement. Il a été « défendu » tour à tour par trois avocats différents qu’il a payé en tout et pour tout la modique « rançon » d’environ 600 Euros. Ce n’est pas assez cher payé pour une liberté confisquée, non ?  Sans parler de sa mise en danger par les conditions et la promiscuité...

Je ne peux pas terminer sans vous signaler qu’à l’avant-veille de mon inculpation pour délit de « lever le doigt » devant son excellence madame le juge, je ressortais du consulat de France avec un visa de trois mois de séjour pour aller voir ma famille (mon fils de quatre ans et sa mère malade). Il va sans dire qu’en perdant du coup, mon billet d ‘avion charter Dakar-Toulouse (non remboursable en ca de vol rateé) et une partie de la durée du visa, il me fallait vite trouver de l’argent à nouveau et racheter un autre billet. Tout cela, madame Thiakana, qui s’était prise pour Néfertiti la pharaone, ayant le droit de vie et de mort sur tous ses sujets, ne le savait pas.

 

Arrivé en France, j’ai vite cherché à rencontrer un juge toubab blanc pour lui poser cette question :

 

-  Comment ça se passe chez vous lorsque quelqu’un trouble votre audience ? »

-  Le droit nous autorise à l’expulser de la salle. 

-  Ah bon ? Il vous faut le droit pour l’expulser ?

-  Bien sûr. On ne peut rien faire sans en avoir le droit. 

-  Alors vous l’expulsez, et puis c’est tout ?... 

-  Ah oui, absolument. Vous voulez qu’on lui fasse autre chose ? 

-  Si c’est un excité, vous ne le mettez pas en prison ? 

-  Non. C’est de l’abus. 

-  Donc le trouble de l’audience n’est pas un délit. 

-  Quand c’est fait avec violence, peut-être. De toute façon, ce genre d’incident est prévu. C’est pourquoi, on fouille les gens à l’entrée et vérifie s’ils ne sont pas armés. Une fois dans la salle, les policiers veillent sur la discipline de l’audience. Quelqu’un qui trouble, est expulsé. On ferme la porte et il n’aura plus le droit d’y entrer. Ca vous est arrivé dans votre pays ? 

-  « Quoi, d’être expulsé ? » Fis-je, donnant l’air de ne pas comprendre sa vraie question.

-  Si vous avez été mis en prison pour trouble d’audience, je veux dire ? 

-  « Ah non ! Y’a pas cela chez moi, quand même ! » Redis-je en mimant d’être choqué par la question.

 

J’ai menti devant le juge toubab blanc pour protéger l’honneur et l’image de nos « justiciers » toubabs noirs. Je ne voulais pas donner à mon interlocuteur le plaisir de juger et traiter de barbarie et de sauvagerie la justice de notre pays. Et pourtant, le mensonge est un délit, c’est à dire un péché devant Dieu. Mais sachant que le Tout-Puissant ne m’en punira nullement, puisqu’Il sait ce qui est réellement dans mon coeur et Il connaît le Pardon, car c’est Lui le Clément, le Miséricordieux. Aussi est-Il NOTRE Juge à nous tous.

Rédaction achevée à Villeurbanne, le 03 06 2004

 

Post-face :

 

Après quelques mois de séjour et de repos en France, je ne trouvais toujours pas le courage de relire mon journal, tellement j’avais le moral bousillé par ce que je venais de découvrir à Reubeuss. Il fallait quelque chose pour me remotiver et je l’ai attendu jusqu’au jour où le sort décida que je fasse la connaissance d’Hélène, cette femme qui m’a offert un briquet qui portait l’adresse de l’ASPAO (Association de Soutien aux Prisonniers d’Afrique de l’Ouest, http://aspao.free.fr)/. Ainsi, j’ai connu Ludovic Roche, le président, lui-même ancien détenu de la prison de Sassandra en Côte d’Ivoire. Ensemble, nous avons pu achever le projet de ce journal.

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